4 April 2011

La carte et le territoire – Michel Houellebecq

(...) Il ne le sentait décidément plus, il piétinait, il y avait une espèce de force qui le portait depuis un an ou deux et qui était en train de s'épuiser, de s'effriter, mais à quoi bon dire tout ça à son père, il n'y pouvait rien, et personne n'y pouvait rien d'ailleurs, les gens ne pouvaient devant une telle confidence que légèrement s'attrister, c'est bien peu de chose, quand même, les relations humaines.


C'est sans doute par compassion qu'on suppose chez les personnes âgées une gourmandise particulièrement vive, parce qu'on souhaite se persuader qu'il leur reste au moins ça, alors que dans la plupart des cas les jouissances gustatives s'éteignent irrémédiablement, comme tout le reste. Demeurent les troubles digestifs, et le cancer de la prostate.


C'est curieux, on pourrait croire que le besoin de s'exprimer, de laisser une trace dans le monde, est une force puissante ; et pourtant en général ça ne suffit pas. Ce qui marche le mieux, ce qui pousse avec la plus grande violence les gens à se dépasser, c'est encore le pur et simple besoin d'argent.


En matière d'êtres humains il ne connaissait que son père, et encore pas beaucoup. Cette fréquentation ne pouvait pas l'inciter à un grand optimisme, en matière de relations humaines. Pour ce qu'il avait pu en observer l'existence des hommes s'organisait autour du travail, qui occupait la plus grande partie de la vie, et s'accomplissait dans des organisations de dimension variable. À l'issue des années de travail s'ouvrait une période plus brève, marquée par le développement de différentes pathologies. Certains êtres humains, pendant la période la plus active de leur vie, tentaient en outre de s'associer dans des micro-regroupements, qualifiés de familles, ayant pour but la reproduction de l'espèce ; mais ces tentatives, le plus souvent, tournaient court, pour des raisons liées à la « nature des temps », (...)


On peut travailler en solitaire pendant des années, c'est même la seule manière de travailler à vrai dire ; vient toujours un moment où l'on éprouve le besoin de montrer son travail au monde, moins pour recueillir son jugement que pour se rassurer soi-même sur l'existence de ce travail, et même sur son existence propre, au sein d'une espèce sociale l'individualité n'est guère qu'une fiction brève.


On mange tôt, vous savez, dans ce pays ; mais ce n'est jamais assez tôt pour moi. Ce que je préfère, maintenant, c'est la fin du mois de décembre ; la nuit tombe à quatre heures. Alors je peux me mettre en pyjama, prendre mes somnifères et aller au lit avec une bouteille de vin et un livre. C'est comme ça que je vis, depuis des années. Le soleil se lève à neuf heures ; bon, le temps de se laver, de prendre des cafés, il est à peu près midi, il me reste quatre heures de jour à tenir, le plus souvent j'y parviens sans trop de dégâts. Mais au printemps c'est insupportable, les couchers de soleil sont interminables et magnifiques, c'est comme une espèce de putain d'opéra il y a sans arrêt de nouvelles couleurs, de nouvelles lueurs, j'ai essayé une fois de rester ici tout le printemps et l'été et j'ai cru mourir, chaque soir j'étais au bord du suicide, avec cette nuit qui ne tombait jamais. Depuis, début avril, je vais en Thaïlande et j'y reste jusqu'à la fin août, début de journée six heures fin de journée six heures, c'est plus simple, équatorial, administratif, il fait une chaleur à crever mais la climatisation marche bien, c'est la morte-saison touristique, les bordels tournent au ralenti mais ils sont quand même ouverts et ça me va, ça me convient, les prestations restent excellentes ou très bonnes.


Qu'est-ce qui définit un homme ? Quelle est la question que l'on pose en premier à un homme, lorsqu'on souhaite s'informer de son état ? Dans certaines sociétés, on lui demande d'abord s'il est marié, s'il a des enfants ; dans nos sociétés, on s'interroge en premier lieu sur sa profession. C'est sa place dans le processus de production, et pas son statut de reproducteur, qui définit avant tout l'homme occidental. »


pour son père, avoir un enfant avait signifié la fin de toute ambition artistique et plus généralement l'acceptation de la mort, comme pour beaucoup de gens sans doute mais dans le cas de son père plus particulièrement.


Jamais il n'avait parlé de son père à Olga, ni d'Olga à son père, pas davantage qu'il n'avait parlé d'eux à Houellebecq ni à Franz, il avait certes maintenu un résidu de vie sociale mais celle-ci n'évoquait en rien un réseau ou un tissu organique ni quoi que ce soit de vivant, on avait affaire à un graphe élémentaire et minimal, non ramifié, aux branches indépendantes et sèches.


Dans les divorces de jeunes, la présence des enfants, dont il faut partager la garde, et qu'on aime plus ou moins malgré tout, amoindrit souvent la violence de l'affrontement ; mais dans les divorces de vieux, ou seuls demeurent les intérêts financiers et patrimoniaux, la sauvagerie du combat ne connaît plus aucune limite. Il avait pu se rendre compte alors de ce que c'est, exactement, qu'un avocat, il avait pu apprécier à sa juste mesure ce mélange de fourberie et de paresse à quoi se résume le comportement professionnel d'un avocat, et tout particulièrement d'un avocat spécialisé dans le domaine des divorces. La procédure avait duré plus de deux ans, deux années d'une lutte incessante à l'issue de laquelle ses parents éprouvaient l'un pour l'autre une haine si violente qu'ils ne devaient plus jamais se revoir ni même se téléphoner jusqu'au jour de leur mort, et tout cela pour aboutir à une convention de divorce d'une banalité écœurante, que n'importe quel crétin aurait pu rédiger en un quart d'heure après une lecture du Divorce pour les nuls. Il était surprenant, s'était-il dit à plusieurs reprises, que les époux en instance de divorce n'en viennent pas plus fréquemment à assassiner leur conjoint – soit directement, soit par l'intermédiaire d'un professionnel. La peur du gendarme, avait-il fini par comprendre, était décidément la vraie base de la société humaine (...).


Il venait alors de se mettre en ménage avec une femme qu'il avait rencontrée pendant qu'elle effectuait ses études d'économie, et qui s'était dirigée vers l'enseignement, elle venait d'être nommée assistante à l'université de Paris-Dauphine ; mais jamais il n'envisagea de l'épouser, ni même de conclure un PACS, l'empreinte laissée par le divorce de ses parents devait demeurer ineffaçable.


Les Chinois formaient certes une communauté un peu repliée sur elle-même, mais à vrai dire pas davantage, et même plutôt moins que les Anglais naguère – au moins n'imposaient-ils pas l'emploi de leur langue. Ils manifestaient un respect excessif, presque une vénération pour les coutumes locales – que les nouveaux arrivants au départ connaissaient mal, mais qu'ils s'étaient appliqués, par une sorte de mimétisme adaptatif, à reproduire ; on assistait ainsi à un retour de plus en plus net des recettes, des danses, et même des costumes régionaux.