2 January 2023

Ce que le mirage doit à l'oasis – Yasmina Khadra

Et regardez ce que le Temps a fait de moi : un désert !
Il m’a confisqué mes fleuves, jadis torrentiels, mes lacs aux allures de mers intérieures, mes jungles inextricables et mes incendies féconds, ne me laissant qu’averses pour pleurer les âges farouches où j’inventais le miracle du bout de mes doigts. Aujourd’hui, pauvre, misérable et nu, livré aux morsures des corrosions, j’assiste, impuissant, à la ruine de mes rochers-cathédrales, aux barkhanes inhumant mes oasis, au lit de mes rivières disparues, tantôt rides tantôt cicatrices, où mes rêves d’autrefois s’endorment pour ne plus se réveiller. Mes cratères ne sont plus que des fractures ouvertes en train de nécroser ; en tentant de se souvenir de mes étangs volatilisés, mes mirages ne font que rappeler ces larmes qu’on oublie d’essuyer. S’il m’arrive de m’apitoyer sur mon sort ou de me venger sur des pèlerins égarés, si, parfois, je me recroqueville sur mes blessures comme se love le serpent autour de sa proie, c’est parce que le Temps ne se négocie pas. Cet Attila cosmique, ce Hun aveugle et méchant ne sait rien laisser au hasard ni aux saints patrons. Il court vers l’infini en emportant nos trônes et en jalonnant son sillage de tout ce qui n’est plus.

On a beau marcher dans les pas des destinées, suivre à la trace chaque instant sur terre, on n’est jamais qu’une empreinte sur le sable que la moindre brise effacerait en un tour de passe-passe.

Demain n’est que le clone d’aujourd’hui et hier n’a plus de mémoire.

Mes pluies sont désormais aussi acides que mes larmes ; mes horizons se décrochent comme de vieilles tentures ; le ciel est une décharge de ferraille et de câbles ; les comètes fascinent moins que les satellites et les drones se sont substitués aux oiseaux d’Ababil…

Je plains chaque lettre que tu couches sur la feuille, dépouille de l’inaccompli, avorton de ta démesure, je plains le ridicule habillé de tes paillettes de noceur congédié. Tu n’as pas plus de visibilité qu’une chiure de mouche sur un galet. Ton inspiration ressemble à mes oueds taris, sauf qu’elle ne creuse son lit nulle part. Chaque pas te renvoie à la case départ, chaque souvenir exhume ton présent ; tu ne puis te regarder en face sans que le miroir se brise. Comment veux-tu me dire lorsque je ne suis qu’émotion ? Je ne suis pas tangible, je suis un ultrason ; je ne suis pas fait pour être lu, mais pour être interprété comme un texte ésotérique ; je ne suis pas fait pour être dit, mais pour être vécu comme une lévitation, or tu n’es qu’un cuistre zélé parmi les érudits, un fakir forain, sans tapis volant et sans corde raide, qui dispute aux marionnettes le triste privilège d’amuser la galerie.

Plus tard, j’ai eu une chienne. Elle s’appelait Louisa. Rarement on m’a aimé autant que Louisa. Lorsqu’elle se mettait à japper et à courir dans tous les sens, heureuse à donner le tournis, ma mère comprenait que son jeune officier de fils rentrait à la maison. Louisa me sentait à des centaines de mètres à la ronde. Je me souviens, pendant que je pianotais sur ma machine à écrire, la tête pleine d’étincelles et de cliquetis, elle venait se blottir contre mes pieds et ne se relevait que lorsque je mettais un point final à mon chapitre. C’était un animal magnifique. Elle aimait m’écouter chanter sous les étoiles et il me semblait qu’elle compatissait lorsqu’un éditeur me retournait mes manuscrits. Un jour, elle est sortie dans la rue et n’est jamais revenue. À l’époque, je commandais une compagnie dans une brigade mécanisée basée à Tindouf, dans le Sahara. Nous étions en guerre froide contre le Maroc. Les alertes et les manœuvres nous privaient de congé. Louisa s’amenuisait dans mes longues absences. Fatiguée de m’attendre, elle est partie à ma recherche. Je ne l’ai plus revue. J’ignore ce qu’il était advenu d’elle dans un pays où l’on caillasse les chiens juste pour ne pas perdre la main, où les fourrières, à défaut de chenils disponibles, livraient les pauvres bêtes aux seringues meurtrières.

Toi qui as renoncé
Au soleil de tes jours
Et qui cries sur les toits
Que les dieux sont morts
D’ennui
Dis-toi que si la nuit
A déployé sa vallée
Dans le creux de ton âme
C’est parce que tu as tué
L’ange qui veillait
Sur tes rêves d’enfant

Le lever du soleil et les notes du guembri fusionnaient cran par cran, synchronisés à la perfection. On aurait dit que le musicien charmait l’aube à la manière des fakirs. Les vibrations du luth, graves et amples comme des fragments d’orage, s’élevaient dans le ciel, enrobées des percussions basses qu’une main habile arrachait à la peau du luth. C’était magnifique. Toute chose alentour semblait en lévitation. Je me suis mis sur mon séant et, les bras ceinturant mes genoux, j’ai écouté naître le jour dans l’une des plus belles partitions que j’aie entendue de toute ma vie. Ah ! La musique dans le désert… Elle bouleverse les dieux et les fauves, pénètre la pierre et la chair comme une seconde âme, court sur le faîte des dunes comme une caresse. On a envie de se dissoudre dans une volute de fumée. Que serait le monde sans musique ? Celui qui ne sait pas frémir à l’appel de l’unique talent que Dieu envie aux Hommes est une nature morte car la musique, plus qu’un art, est le véritable hymne à la vie.

Aujourd’hui encore, tous les matins, en me mettant face à mon ordi, j’écoute la musique. N’importe laquelle. Dans n’importe quelle langue. De la musique hindoue au jazz, de Jacques Brel à Pavarotti, d’Issa El Jarmouni à Mozart, de Maria Callas à Oum Keltoum. J’aime écrire en écoutant la musique.

Et s’il m’arrive de saluer le Verbe chaque fois que j’ouvre un livre, je n’oublie pas que derrière chaque métaphore, il y a une sonate ou une partition en sourdine.

À peine débarqué en France, le 1 er janvier 2001, un malaise s’ancra en moi. Pourtant tout s’annonçait bien pour moi. Bernard Pivot m’invitait sur le plateau de Bouillon de culture, Le Monde me voulait en exclusivité pour la presse écrite, je recevais des journalistes du monde entier ; j’avais toutes les raisons de m’en réjouir, pourtant, quelque chose me mettait en garde contre je ne savais quoi. En réalité, je n’avais pas l’habitude de savourer mes joies sans en pâtir tout de suite après. L’enthousiasme que je suscitais était trop beau pour survivre à ses échos…

J’étais à deux doigts de la dépression… Et une nuit, encore une, mon grand-père investit mon sommeil. Il m’exhorta de ne pas déposer les armes et me promit des jours meilleurs : «L’honnêteté se paie très cher, mais elle finit toujours par payer,» me dit-il. Mes détracteurs n’ont pas changé depuis. Mais moi, j’ai changé le cours de mon destin. Les jours meilleurs sont à venir, c’est certain. Mon grand-père ne m’a jamais menti.

Tu peux me croire, ô poète incompris, c’est toi qui as raison de rester honnête parmi les sceptiques car tu sais ce qu’ils ignorent. Ton grand-père a été vaincu par les armes. Toute défaite a ses mérites ; elle est la preuve que l’on s’est battu.

En digne enfant du désert, il a fait sienne cette vérité : qui est destiné à la poussière n’a pas à s’insurger contre le vent qui tourne. Le monde est imparfait et nous devons vivre avec ses imperfections. La bravoure n’est pas dans le courage, mais dans la dignité, puisque le courage, le vrai, est de rester soi-même face à l’adversité. Tu as connu des hauts et des bas en demeurant équanime, tu connaîtras d’autres joies et d’autres peines sans rien changer en toi ; la vie, c’est aussi savoir renaître de ses cendres.

Et surtout, médite ce quatrain d’Omar Khayyâm, cet autre enfant du désert :
Si tu veux t’acheminer
Vers la paix définitive
Souris au destin qui te frappe
Et ne frappe personne.

Si le monde t’étouffe, retranche-toi dans tes livres et fais-en des oasis. Je serai là, entre les lignes, recroquevillé dans une virgule, jouant à la marelle sur les points de suspension, redressant les points d’interrogation et érigeant les majuscules plus haut que les monuments. Partout où les vents contraires t’emporteraient, je serais là car tu es une particule de moi, un désert à toi tout seul avec mes virginités en guise de houris et mes ascèses pour méditer ta chance d’être vivant. Écris, écris, écris, et si tu ne sais pas me dire, moi je te dirai puisque je sais de quel mirage tu es fait et dans quelle oasis tu es né.

Je suis né pour écrire. Depuis ma plus tendre enfance, j’avais l’impression d’être mutilé si un livre ou un illustré me faussait compagnie. J’avais besoin d’interroger un dessin orné d’une bulle, une gravure racontée par un texte. C’était mon univers à moi. J’ai été un garçon solitaire, constamment tapi dans un recoin de son désert perdu, un livre ouvert sur les genoux.

On pouvait tout me prendre, tout m’interdire, il suffisait qu’on laissât traîner un seul livre près de moi pour que je pardonne tout . Ma vie durant, j’ai cherché mon bonheur dans la générosité des romanciers. Aujourd’hui encore, je n’ai qu’à pénétrer dans une librairie pour semer mes colères et mes doutes. Si je suis devenu écrivain à mon tour, c’est pour rendre grâce aux écrivains qui m’ont réparé fibre par fibre et pour tenter de proposer aux lecteurs une part de ma foi dans ce qui nous fait chaud au cœur et à l’esprit.