22 August 2017

Chronique japonaise – Nicolas Bouvier

Je m’en souviens comme d’hier : chaude pluie en juin, de hautes frondaisons vert pâle bougeaient contre un ciel lumineux et gris. Ces mêmes arbres aujourd’hui dessinés par la neige. Dans l’intervalle qui sépare ces deux trajets j’ai l’impression d’avoir été d’une certaine façon absent de ma vie. Je suis curieux de voir qui du pays ou de moi aura le plus changé.


Il ne faudra plus attendre bien longtemps pour que ces deux religions – si totalement différentes – des Japonais n'en fassent qu’une, le ryobu-shinto, qui connaîtra son heure de gloire.


Depuis quinze siècles qu’ils coexistent, jamais le Bouddha et le Shinto n’ont été en conflit ouvert, et, dans le jardin d’un temple bouddhique, vous trouverez toujours – dans un buisson, derrière le puits, à côté de la remise du jardinier – un petit sanctuaire shinto décoré de fleurs encore fraîches, signe que l’Ancien Propriétaire n’a jamais véritablement quitté les lieux.


Aujourd’hui encore, dans le hall du Kyoto Hotel, rencontré d'autres étrangères, françaises celles-la. Elles ont eu froid à l'île de Sado. Après deux semaines de tournée culturelle et d'averses, elles soupçonnent en outre leurs cicérones de ne pas leur avoir livré l' “âme du Japon”.


À la femme, au frère qu'on aime, on ne dit pas tout, et ces dames qui pourtant ne sont pas sotteS, ces dames à gants de fil qui à Paris hésiteraient à changer de boucherie (c'est l'aventure, on ne sait plus à qui on a affaire, l'aiguillette sera moins tendre) exigent qu'avant leur départ on leur empaquette l’ “âme du Japon”. Que veulent-elles donc? Mais voyons ! tout, tout de suite, et que par une opération de l'esprit leur ignorance se transforme en savoir, du substantiel et clairement expliqué s'il vous plaît pour qu’au retour on en puisse parler. Moi qui les juge, je voudrais parfois aussi trouver mon assiette servie, et vite. Nous venons dans ce pays maigre et frugal avec notre métabolisme de glouton : l'Occident est tout entier là-dedans. La vaisselle d'or, les Maharajahs. les rubis gros comme des œufs de canne, voilà ce qui a frappé nos premiers voyageurs, ce qu'ils ont voulu voir, alors que la frugalité est véritablement une des marques de l’Asie.


Aujourd'hui on donne aux typhons de gracieux noms de femme (Béryl, Laura, Cathy...), sans doute pour apaiser leur fureur. Les Japonais du XIIIème siècle baptisèrent ce typhon salvateur le Vent-Dieu (Kaml kaze), et les pilotes-suicide de la guerre du Pacifique, alors que tout est déjà perdu, reprendront ce nom à leur compte.


Le Japon, exsangue, ruiné par son effort, manque de renverser son gouvernement, et l’empereur calme les esprits avec cette phrase devenue historique – car elle a resservi après Hiroshima : “Il faut accepter l’inacceptable et supporter l’insupportable.”


On supporte mais, de ce jour, on est bien convaincu qu’aucun étranger ne peut comprendre la vertu du pays, et aussi qu’en dehors du Japon les bonnes manières ne paient pas.


Je faisais mauvais ménage avec la solitude, mais c’était tout ce qui me restait, et nous nous connaissions bien. A ce moment de ma vie, la compagnie m’aurait détruit plus vite encore.


Comme dans les histoires de grands-mères, nous allions aux champignons et au bois mort. L’odeur de la forêt, le cri des chouettes et des renards ont entouré cette renaissance. Nous étions tous deux aussi légers que la cendre, aussi durs que des bambous passés au feu. Plus rien où accrocher des regrets, du cafard, de la mélancolie.


Avec leurs perspectives de lanternes et leurs néons, la plupart des villes japonaises se donnent la nuit l’air de métropoles. Le jour venu ce ne sont plus que des agglomérations poussées trop vite sous un feston de lignes électriques, d’isolateurs et d’enseignes éteintes. Le visiteur a l’impression qu’on l’a trompé.


Pas à Kyoto. Malgré son dialecte lent et chanté qui fait province et la multitude de ses petits commerces et entreprises familiales, c’est toujours la Cité impériale tracée et bâtie il y a treize siècles, dans un immense quadrilatère, par des magistrats, des stratèges, des astrologues et des jardiniers que l’exemple de la Chine incitait à ne pas lésiner sur les proportions. Avec son quadrillage d’avenues et de ruelles, ses myriades de temples, cimetières, jardins de pierres, de mousses ou d’azalées, ses marchés, ses quartiers d’artisans, c’est la seule ville du Japon où l’on sente un espace intérieur et un plan concerté. La seule où le promeneur perçoive ces axes, ces points cardinaux auxquels la géomancie attachait autrefois tant d’importance, et l’influence subtile qu’ils exercent toujours sur l’allure et l’ambiance de la ville. “Dix minutes à pied au nord, quatre au nord-ouest, et, de là, c’est cent mètres environ vers le sud” : voilà comment les gens de Kyoto, qui ont tous une rose des vents dans la tête, vous indiquent votre chemin.


Comme Florence ou Ispahan, c’est aussi, hélas ! une de ces villes d’art un brin exténuée d’avoir trop été, où vous ne trouvez pas une poutre qui n’ait été sculptée ou décorée par un artiste célèbre, pas un rocher au pied duquel deux guerriers fameux ne se soient occis, où la “densité culturelle” est si forte que, tout occupé de savoir, de distinguer, d’apprendre, on n’a parfois plus le temps de sentir, d’autant moins que les fins connaisseurs qui vous entourent vous engagent à travailler plus dur encore ; vills de spécialistes et de critiques où un benoît respect académique tient trop souvent lieu de fraîcheur – Kyoto, qui connaît bien ses faibles, a tiré de celui-ci un excellent proverbe : “Jette une pierre au hasard, tu blesses un professeur.”


Je n’ai pas été bien studieux : ce que je sais du Zen aujourd’hui me permet tout juste de mesurer à quel point j’en manque, et combien ce manque est douloureux. Je me console en me disant que, dans le vieux Zen chinois, c’était la tradition de préférer, pour succéder au maître, le jardinier qui ne savait rien au prieur qui en savait trop.

J’ai conservé mes chances intactes.


J’ai frappé au carreau.

– Bonjour !

– Entrez donc !

– Est-il impossible de prendre votre photo ?

(Il est plus poli de poser la question à la négative, et plus la vie est maigre mieux cette politesse qui la meuble un peu se justifie.)

– Bien sûr que non !

(C’est-à-dire : faites donc, je vous en prie…)


En France, les guides préposés aux monuments historiques vont parfois jusqu’à retirer leur casquette pour parler aux femmes (un surtout, très courtois, au palais d’Avignon), mais un guide français qui dirait à son autobus de congés payés : “Je ne voudrais pas être importun, mais si vous daigniez tourner la tête, vos yeux se  poseraient sur le château de Villandry” passerait pour un mauvais plaisant et risquerait même de récolter des claques. Ici, ce qu’on vous dit au micro lorsqu’on arrive en vue du lac Mashu… je ne sais comment traduire : c’est bien plus poli encore.


La pluie dans ce pays [l’île d’Hokkaïdo] fait de si peu, c'est toujours un petit quelque chose de plus. J'aime d'ailleurs beaucoup ces natures qui ne font pas de musique symphonique mais ne connaissent que quelques notes et les répètent inlassablement. Dans ce peu qui me ressemble je me sens chez moi, je m'y retrouve, j'ai enfin le sentiment de comprendre ce que l'on cherche à me dire. En outre, cette gare vient de m'en rappeler une autre dans le canton de Vaud (Suisse) où, à six ou sept ans, j'ai souvent somnolé, jambes ballantes et le nez dans mes moufles en attendant le train du lait. Enfin ! me direz-Vous, ce ciel polaire et bas, cette mer étale, cette absence, ces corbeaux, pourquoi le canton de Vaud ? C'est la lumière de cette lampe opaline à contrepoids accrochée trop haut au-dessus de la table, la façon dont les paquets bruns fortement ficelés s'entassent derrière le guichet, le bruit de cette grosse pendule ronde dont les secondes sont larges comme le doigt, bref, de ces riens qui s'agencent et conspirent pour former un climat. Car ce n'est pas par l'identité des choses elles-mêmes, mais par les rapports qui s'établissent secrètement entre ces choses que des lieux qui n'auraient rien en commun entrent soudain en résonance dans une logique hallucinée et entièrement nouvelle.


Mais moi, j'ai une petite “chambre à écrire”, une machine, et quelques livres qui possèdent à un degré menaçant les vertus dont je manque, Peut-être faudrait-il encore que je m’invente un uniforme pour me donner du cœur. Forcément, devant tout cet appareil, le sentiment de mon indignité m'écrase, et j'ai beau m'accrocher, souvent le soir tombe sans qu'il y ait rien de fait. En revanche, sur des billets de métro qu’on griffonne, sur de modestes menus à prétentions françaises en tête desquels on peut lire “Ce restaurant a l'air con” (c’est l'air conditionné) ou en courant derrière un tram qu'on rate, j'attrape des idées comme d'autres la vérole : sans trop de peine et surtout sans faire exprès. Celles-là seules m’intéressent mais trop souvent ces morceaux de papier se perdent dans la couture des poches, se prennent dans un canif qui les tranche, ou la transpiration fait couler l'encre et l'on ne peut plus lire – Dieu l'avait donné, Dieu l'a repris –, ou je m'en sers étourdiment pour laisser mon adresse à un étudiant que je ne reverrai jamais. Parfois tout de même, en vidant mes poches et mon portefeuille, je sauve quelque chose, et j'ai bien pu dans la journée interviewer un professeur illustre ou aller à travers cent quiproquos photographier dans une école des choses que je croyais curieuses et qui ne le sont pas (du quotidient, mais je l’ignorais), c’est là, dans ces quatre ou cinq lignes, qu’est mon seul bénéfice. Voilà le travail, et ce que je puis faire à côté – conférences, propos hâtifs, articles pleins de chevilles et d’artifices –, c’est seulement pour me donner un peu d’épaisseur, jeter un peu d’ombre portée, et n’avoir pas complètement disparu.


J'ai aussi saisi ce matin, et pour la première fois, un aspect de la ville qui m'intéresse et qui me touche : elle évoque le vieux monde juif érudit de l'Europe du XIXème siècle, rappelle l'académisme judéo-goethéen des éditeurs et libraires de Leipzig : lunettes basses sur le nez, interminables délais pour les petites choses qui sont – on le sait – la mère des grandes, un parler suave, l'humour enfoui et sentencieux, une très grande mémoire collectionneuse et douillette ; et derrière ces retranchements, certificats et barbacanes, une liberté cristalline, une leçon de tout et de rien que j'ai très mal reçue. Il est temps que je reprenne mon sac pour aller vivre ailleurs.