7 July 2025

Correspondance (1944-1959) – Albert Camus et Maria Casarès

Un temps viendra où malgré toutes les douleurs nous serons légers, joyeux et véridiques.

Nous nous sommes rencontrés, nous nous sommes reconnus, nous nous sommes abandonnés l’un à l’autre, nous avons réussi un amour brûlant de cristal pur, te rends-tu compte de notre bonheur et de ce qui nous a été donné ? (M. C.)

Il parle à Maria de ce qu’il écrit, la préface à L’Envers et l’Endroit, L’Homme révolté, les Actuelles, L’Exil et le Royaume, La Chute, Le Premier Homme, il ne se sent jamais « à la hauteur ». Elle le rassure inlassablement, elle croit en lui, en son œuvre, non pas aveuglément, mais parce que, en tant que femme, elle sait que la création est la plus forte. Et elle sait le dire, avec sincérité et une vraie conviction. (Avant-propos)

J’essaie d’imaginer ce que tu fais, et je me demande avec étonnement pourquoi tu n’es pas là.

Ne me quitte pas, je n’imagine rien de pire que de te perdre. Qu’est-ce que je ferais maintenant sans ce visage où tout me bouleverse, cette voix et aussi ce corps contre moi ?

Je crois que je pourrai trouver la paix dans ce pays. Avec quelques arbres, le vent, une rivière, j’arriverai à me refaire ce silence intérieur que j’ai perdu depuis si longtemps. Mais cela n’est pas possible si je dois supporter ton absence et courir après ton image et son souvenir. Je n’ai pas du tout l’intention de jouer au désespéré ni de me laisser aller. À partir de lundi, je me mettrai au travail et je travaillerai, cela est sûr. Mais je veux que tu m’aides et que tu viennes – que tu viennes surtout ! Toi et moi nous nous sommes jusqu’ici rencontrés et aimés dans la fièvre, l’impatience ou le péril. Je n’en regrette rien et les jours que je viens de vivre me semblent suffisants pour justifier une vie. Mais il y a une autre manière de s’aimer, une plénitude plus secrète et plus harmonieuse, qui n’est pas moins belle et dont je sais aussi que nous sommes capables.

Je t’attendrai aussi longtemps qu’il le faudra, je me sens une patience infinie dans tout ce qui te concerne. Mais j’ai en même temps dans le sang une impatience qui me fait mal, une envie de tout brûler et de tout dévorer, c’est mon amour pour toi.

Je suis inquiet de ta fatigue aussi. Ici, du moins, tu te reposeras. C’est important quand on s’aime de pouvoir le faire avec des corps reposés et heureux.

Je me sentais sec et stérile, incapable d’un élan ou d’un amour. Mais en fait c’est ta lettre que j’attendais et maintenant j’ai tout retrouvé, la présence et la source, ton visage enfin.

Ce que j’ai gagné dans les jours difficiles que nous venons de passer ensemble c’est ma confiance en toi. J’en ai souvent douté, mal assuré que j’étais de cet amour qui pouvait se tromper sur lui-même. Depuis, je ne sais ce qui s’est passé, mais il y a eu un éclair, quelque chose qui a couru entre nous deux, un regard peut-être, et maintenant je sens toujours cette chose, dure comme l’âme, qui nous lie et nous attache. Je t’attends donc avec amour et confiance. Mais j’ai passé des mois trop durs, trop tendus, pour n’être pas usé nerveusement. Et je supporte mal ce que d’ordinaire j’aurais enduré avec calme. N’importe, cela va passer.

Je m’aperçois que c’est une lettre de lamentations. Et toi et moi avons autre chose à faire qu’à nous lamenter. Quand on se sent le cœur sec, il vaut mieux se taire. Tu es le seul être aujourd’hui à qui j’ai envie d’écrire de semblables choses. Mais ce n’est pas une raison. Ce n’est pas non plus un mal, d’ailleurs. Jusqu’à présent tu as aimé en moi ce que j’avais de meilleur. Peut-être n’est-ce pas encore aimer. Et peut-être ne m’aimeras-tu vraiment que lorsque tu m’aimeras avec mes faiblesses et mes défauts. Mais quand et dans combien de temps ?

J’ai des raisons de ne pas être gai. Mais si ton dieu existe, il sait que je donnerai tout ce que je suis et tout ce que j’ai pour avoir à nouveau ta main sur mon visage. Je n’ai pas cessé de t’aimer et de t’attendre – même au milieu du désert. Ne m’oublie pas.

Je relis ce matin cette lettre et j’hésite à te l’envoyer. Mais après tout je suppose qu’elle me ressemble. On est forcé d’être ce qu’on est.

L’époque est si incertaine, nous ignorons tout des lendemains. Toutes ces heures qui maintenant sont passées, nous y penserions alors avec des larmes et de la rage.

Depuis mercredi, je ne t’ai pas écrit. Je n’ai pas cessé d’avoir le cœur serré comme dans un étau. J’ai voulu faire ce qu’il fallait pour me débarrasser de cette idée fixe que j’avais. Rien n’y a fait. J’ai passé deux jours entiers couché, à lire vaguement et à fumer, pas rasé, et sans volonté – le seul signe que je t’ai donné de tout ça, c’est ma lettre de mercredi. Je pensais qu’aujourd’hui je recevrais ta réponse à cette lettre. Je me disais : « Elle répondra. Elle trouvera des mots qui dénoueront cette chose si affreusement serrée en moi. » Mais tu ne m’as pas écrit. Je ne crois pas que je t’enverrai cette lettre. On n’a pas idée d’écrire avec le cœur que j’ai. Mais je ne peux m’empêcher de te dire que depuis plus d’une semaine, je suis dans une sorte de répugnant malheur à cause de toi et parce que tu n’es pas venue. Oh ! ma petite Maria, je crois vraiment que tu n’as pas compris. Tu n’as pas compris que je t’aimais profondément, avec toute ma force, toute mon intelligence et tout mon cœur. Tu ne m’as pas connu auparavant et c’est pourquoi sans doute tu ne pouvais pas comprendre.

Tu ne t’es pas rendu compte que tout d’un coup j’ai concentré sur un seul être une force de passion qu’auparavant je déversais un peu partout, au hasard, et à toutes les occasions. Et ce que ça a donné, c’est une sorte de monstrueux amour qui veut tout et l’impossible et qui est en train de te dépasser. Car l’idée qui me poursuit depuis une semaine et qui me tord le cœur, c’est que tu ne m’aimes pas.

Tu vois, je mets tout ici, bleu sur blanc, et ne cache plus rien. Mais je ne mets pas encore assez de cris et assez de fièvre. Depuis près d’une semaine, je me tais, je renferme ça, je veille et je rumine. Mais moi qui ai passé ma vie à maîtriser mes ombres, je suis aujourd’hui leur proie, c’est avec des ombres que je me débats.

Mais je m’arrête, il vaut mieux que je m’arrête, n’est-ce pas ? Tu en as assez et peut-être, pendant que j’écris ces lignes, penses-tu avec ennui que tout de même il faudra venir ici. Ce n’est pas la peine pourtant. Ce qui m’aurait transfiguré de joie, il y a quelques jours, toi accourant vers moi, avec toute la force de l’amour, oh ! j’ai cessé de le souhaiter. Et en vérité, je ne sais plus ce que je souhaite. Je patauge dans ce malheur, je me sens maladroit et un peu hagard, j’ai mal, voilà tout, mais j’ai terriblement mal. Tant d’amour, tant d’exigence, tant d’orgueil pour nous deux, ça ne peut pas faire du bien, c’est évident. Oh ! Maria, terrible Maria oublieuse, personne ne t’aimera jamais comme je t’aime. Peut-être te diras-tu cela à la fin de ta vie quand tu auras pu comparer, voir et comprendre et penser : « Personne, personne ne m’a jamais aimée comme cela. » Mais à quoi ça servira-t-il si ce n’est pas [deux mots illisibles]. Et qu’est-ce que je vais devenir si tu ne m’aimes pas comme j’ai besoin que tu m’aimes. Je n’ai pas besoin que tu me trouves « attachant », ou compréhensif ou n’importe quoi. J’ai besoin que tu m’aimes et je te jure que ce n’est pas la même chose. Allons, cette lettre n’en finit plus. mais c’est qu’il y a en moi aussi quelque chose qui n’en finit plus. Pardonne-moi, ma petite fille. Je voudrais que tout cela ne soit qu’imagination – mais je crois bien que non, mon cœur ne se trompe pas. Je ne sais plus que faire, ni que dire.

Je sais aussi qu’on dit quelquefois : « Plutôt rien qu’un sentiment qui ne soit pas parfait. » Mais moi je ne crois pas aux sentiments parfaits ni aux vies absolues. Deux êtres qui s’aiment ont à conquérir leur amour, à construire leur vie et leur sentiment, et cela non seulement contre les circonstances mais aussi contre toutes ces choses en eux qui limitent, mutilent, gênent ou pèsent sur eux.

Je ne veux pas que tu me quittes et que tu t’enfonces dans je ne sais quel renoncement illusoire. Je veux que tu restes avec moi, que nous passions encore tout ce temps de notre amour et qu’ensuite nous essayions de le fortifier encore et de le libérer enfin mais cette fois dans la loyauté de tous.

Tu feras ce que tu voudras. Mais quoi que tu fasses, je ne t’oublierai pas. L’image que j’ai de toi ne peut pas ne pas m’accompagner partout. Et quoi qu’il arrive, j’aurai toujours, si tu pars, le regret de n’avoir pas fait assez pour que cette image ait toujours un corps – puisque je ne sais pas trouver la grandeur en dehors des corps et du présent. Je t’attends à partir de maintenant et je t’attendrai aussi longtemps que la vie et l’amour auront un sens pour toi et pour moi. Mais si une fois seulement tu m’as aimé jusqu’à l’âme tu dois avoir compris que l’attente et la solitude ne peuvent être pour moi qu’un désespoir.

Il est minuit. Maintenant tu ne m’appelleras plus. J’ai attendu jusqu’à présent. Trois fois, j’ai soulevé l’écouteur pour t’appeler. Mais l’idée que tu es fatiguée, que tu dors peut-être ou seulement que tu as envie qu’on te laisse tranquille me paralyse. Toute la journée, j’ai attendu ton mot. Mais rien ne vient. Il me semble que le monde tout entier est devenu muet. Ça ne serait pas pire si tu étais morte.

Il y a tant de choses qui ne pourront plus avoir de goût pour moi ! Les joies que tu m’as données me feront paraître pauvres toutes celles que je pourrai rencontrer.

Ma place n’est pas ici, c’est tout ce que je sais. Ma place est auprès de ce que j’aime. Tout le reste est vain ou théorique. Tout à l’heure en me promenant je me suis dit aussi qu’il était stupide de vivre sans un signe de toi. Si toi et moi, nous nous aimons, nous devons nous parler, nous soutenir, agir l’un pour l’autre. C’est cela être liés et quoi que nous fassions nous serons liés jusqu’à la fin. Écris-moi donc, écris-moi aussi souvent, aussi longtemps que tu le désires.

Tout à l’heure, la nuit était pleine d’étoiles filantes. Comme tu m’as rendu superstitieux, je leur ai accroché quelques vœux qui ont disparu derrière elles. Qu’ils retombent en pluie sur ton beau visage, là-bas, si seulement tu lèves les yeux vers le ciel, cette nuit.

Je ne peux pas te dire au revoir. Cela fait séparation et je ne veux pas qu’il y en ait jamais. (M. C.)

Et surtout je n’existe pas, j’attends d’exister, je ne suis que promesse. (M. C.)