21 August 2025

Correspondance (1944-1959) – Albert Camus et Maria Casarès

Un temps viendra où malgré toutes les douleurs nous serons légers, joyeux et véridiques.

Nous nous sommes rencontrés, nous nous sommes reconnus, nous nous sommes abandonnés l’un à l’autre, nous avons réussi un amour brûlant de cristal pur, te rends-tu compte de notre bonheur et de ce qui nous a été donné ? (M. C.)

Il parle à Maria de ce qu’il écrit, la préface à L’Envers et l’Endroit, L’Homme révolté, les Actuelles, L’Exil et le Royaume, La Chute, Le Premier Homme, il ne se sent jamais « à la hauteur ». Elle le rassure inlassablement, elle croit en lui, en son œuvre, non pas aveuglément, mais parce que, en tant que femme, elle sait que la création est la plus forte. Et elle sait le dire, avec sincérité et une vraie conviction. (Avant-propos)

J’essaie d’imaginer ce que tu fais, et je me demande avec étonnement pourquoi tu n’es pas là.

Ne me quitte pas, je n’imagine rien de pire que de te perdre. Qu’est-ce que je ferais maintenant sans ce visage où tout me bouleverse, cette voix et aussi ce corps contre moi ?

Je crois que je pourrai trouver la paix dans ce pays. Avec quelques arbres, le vent, une rivière, j’arriverai à me refaire ce silence intérieur que j’ai perdu depuis si longtemps. Mais cela n’est pas possible si je dois supporter ton absence et courir après ton image et son souvenir. Je n’ai pas du tout l’intention de jouer au désespéré ni de me laisser aller. À partir de lundi, je me mettrai au travail et je travaillerai, cela est sûr. Mais je veux que tu m’aides et que tu viennes – que tu viennes surtout ! Toi et moi nous nous sommes jusqu’ici rencontrés et aimés dans la fièvre, l’impatience ou le péril. Je n’en regrette rien et les jours que je viens de vivre me semblent suffisants pour justifier une vie. Mais il y a une autre manière de s’aimer, une plénitude plus secrète et plus harmonieuse, qui n’est pas moins belle et dont je sais aussi que nous sommes capables.

Je t’attendrai aussi longtemps qu’il le faudra, je me sens une patience infinie dans tout ce qui te concerne. Mais j’ai en même temps dans le sang une impatience qui me fait mal, une envie de tout brûler et de tout dévorer, c’est mon amour pour toi.

Je suis inquiet de ta fatigue aussi. Ici, du moins, tu te reposeras. C’est important quand on s’aime de pouvoir le faire avec des corps reposés et heureux.

Je me sentais sec et stérile, incapable d’un élan ou d’un amour. Mais en fait c’est ta lettre que j’attendais et maintenant j’ai tout retrouvé, la présence et la source, ton visage enfin.

Ce que j’ai gagné dans les jours difficiles que nous venons de passer ensemble c’est ma confiance en toi. J’en ai souvent douté, mal assuré que j’étais de cet amour qui pouvait se tromper sur lui-même. Depuis, je ne sais ce qui s’est passé, mais il y a eu un éclair, quelque chose qui a couru entre nous deux, un regard peut-être, et maintenant je sens toujours cette chose, dure comme l’âme, qui nous lie et nous attache. Je t’attends donc avec amour et confiance. Mais j’ai passé des mois trop durs, trop tendus, pour n’être pas usé nerveusement. Et je supporte mal ce que d’ordinaire j’aurais enduré avec calme. N’importe, cela va passer.

Je m’aperçois que c’est une lettre de lamentations. Et toi et moi avons autre chose à faire qu’à nous lamenter. Quand on se sent le cœur sec, il vaut mieux se taire. Tu es le seul être aujourd’hui à qui j’ai envie d’écrire de semblables choses. Mais ce n’est pas une raison. Ce n’est pas non plus un mal, d’ailleurs. Jusqu’à présent tu as aimé en moi ce que j’avais de meilleur. Peut-être n’est-ce pas encore aimer. Et peut-être ne m’aimeras-tu vraiment que lorsque tu m’aimeras avec mes faiblesses et mes défauts. Mais quand et dans combien de temps ?

J’ai des raisons de ne pas être gai. Mais si ton dieu existe, il sait que je donnerai tout ce que je suis et tout ce que j’ai pour avoir à nouveau ta main sur mon visage. Je n’ai pas cessé de t’aimer et de t’attendre – même au milieu du désert. Ne m’oublie pas.

Je relis ce matin cette lettre et j’hésite à te l’envoyer. Mais après tout je suppose qu’elle me ressemble. On est forcé d’être ce qu’on est.

L’époque est si incertaine, nous ignorons tout des lendemains. Toutes ces heures qui maintenant sont passées, nous y penserions alors avec des larmes et de la rage.

Depuis mercredi, je ne t’ai pas écrit. Je n’ai pas cessé d’avoir le cœur serré comme dans un étau. J’ai voulu faire ce qu’il fallait pour me débarrasser de cette idée fixe que j’avais. Rien n’y a fait. J’ai passé deux jours entiers couché, à lire vaguement et à fumer, pas rasé, et sans volonté – le seul signe que je t’ai donné de tout ça, c’est ma lettre de mercredi. Je pensais qu’aujourd’hui je recevrais ta réponse à cette lettre. Je me disais : « Elle répondra. Elle trouvera des mots qui dénoueront cette chose si affreusement serrée en moi. » Mais tu ne m’as pas écrit. Je ne crois pas que je t’enverrai cette lettre. On n’a pas idée d’écrire avec le cœur que j’ai. Mais je ne peux m’empêcher de te dire que depuis plus d’une semaine, je suis dans une sorte de répugnant malheur à cause de toi et parce que tu n’es pas venue. Oh ! ma petite Maria, je crois vraiment que tu n’as pas compris. Tu n’as pas compris que je t’aimais profondément, avec toute ma force, toute mon intelligence et tout mon cœur. Tu ne m’as pas connu auparavant et c’est pourquoi sans doute tu ne pouvais pas comprendre.

Tu ne t’es pas rendu compte que tout d’un coup j’ai concentré sur un seul être une force de passion qu’auparavant je déversais un peu partout, au hasard, et à toutes les occasions. Et ce que ça a donné, c’est une sorte de monstrueux amour qui veut tout et l’impossible et qui est en train de te dépasser. Car l’idée qui me poursuit depuis une semaine et qui me tord le cœur, c’est que tu ne m’aimes pas.

Tu vois, je mets tout ici, bleu sur blanc, et ne cache plus rien. Mais je ne mets pas encore assez de cris et assez de fièvre. Depuis près d’une semaine, je me tais, je renferme ça, je veille et je rumine. Mais moi qui ai passé ma vie à maîtriser mes ombres, je suis aujourd’hui leur proie, c’est avec des ombres que je me débats.

Mais je m’arrête, il vaut mieux que je m’arrête, n’est-ce pas ? Tu en as assez et peut-être, pendant que j’écris ces lignes, penses-tu avec ennui que tout de même il faudra venir ici. Ce n’est pas la peine pourtant. Ce qui m’aurait transfiguré de joie, il y a quelques jours, toi accourant vers moi, avec toute la force de l’amour, oh ! j’ai cessé de le souhaiter. Et en vérité, je ne sais plus ce que je souhaite. Je patauge dans ce malheur, je me sens maladroit et un peu hagard, j’ai mal, voilà tout, mais j’ai terriblement mal. Tant d’amour, tant d’exigence, tant d’orgueil pour nous deux, ça ne peut pas faire du bien, c’est évident. Oh ! Maria, terrible Maria oublieuse, personne ne t’aimera jamais comme je t’aime. Peut-être te diras-tu cela à la fin de ta vie quand tu auras pu comparer, voir et comprendre et penser : « Personne, personne ne m’a jamais aimée comme cela. » Mais à quoi ça servira-t-il si ce n’est pas [deux mots illisibles]. Et qu’est-ce que je vais devenir si tu ne m’aimes pas comme j’ai besoin que tu m’aimes. Je n’ai pas besoin que tu me trouves « attachant », ou compréhensif ou n’importe quoi. J’ai besoin que tu m’aimes et je te jure que ce n’est pas la même chose. Allons, cette lettre n’en finit plus. mais c’est qu’il y a en moi aussi quelque chose qui n’en finit plus. Pardonne-moi, ma petite fille. Je voudrais que tout cela ne soit qu’imagination – mais je crois bien que non, mon cœur ne se trompe pas. Je ne sais plus que faire, ni que dire.

Je sais aussi qu’on dit quelquefois : « Plutôt rien qu’un sentiment qui ne soit pas parfait. » Mais moi je ne crois pas aux sentiments parfaits ni aux vies absolues. Deux êtres qui s’aiment ont à conquérir leur amour, à construire leur vie et leur sentiment, et cela non seulement contre les circonstances mais aussi contre toutes ces choses en eux qui limitent, mutilent, gênent ou pèsent sur eux.

Je ne veux pas que tu me quittes et que tu t’enfonces dans je ne sais quel renoncement illusoire. Je veux que tu restes avec moi, que nous passions encore tout ce temps de notre amour et qu’ensuite nous essayions de le fortifier encore et de le libérer enfin mais cette fois dans la loyauté de tous.

Tu feras ce que tu voudras. Mais quoi que tu fasses, je ne t’oublierai pas. L’image que j’ai de toi ne peut pas ne pas m’accompagner partout. Et quoi qu’il arrive, j’aurai toujours, si tu pars, le regret de n’avoir pas fait assez pour que cette image ait toujours un corps – puisque je ne sais pas trouver la grandeur en dehors des corps et du présent. Je t’attends à partir de maintenant et je t’attendrai aussi longtemps que la vie et l’amour auront un sens pour toi et pour moi. Mais si une fois seulement tu m’as aimé jusqu’à l’âme tu dois avoir compris que l’attente et la solitude ne peuvent être pour moi qu’un désespoir.

Il est minuit. Maintenant tu ne m’appelleras plus. J’ai attendu jusqu’à présent. Trois fois, j’ai soulevé l’écouteur pour t’appeler. Mais l’idée que tu es fatiguée, que tu dors peut-être ou seulement que tu as envie qu’on te laisse tranquille me paralyse. Toute la journée, j’ai attendu ton mot. Mais rien ne vient. Il me semble que le monde tout entier est devenu muet. Ça ne serait pas pire si tu étais morte.

Il y a tant de choses qui ne pourront plus avoir de goût pour moi ! Les joies que tu m’as données me feront paraître pauvres toutes celles que je pourrai rencontrer.

Ma place n’est pas ici, c’est tout ce que je sais. Ma place est auprès de ce que j’aime. Tout le reste est vain ou théorique. Tout à l’heure en me promenant je me suis dit aussi qu’il était stupide de vivre sans un signe de toi. Si toi et moi, nous nous aimons, nous devons nous parler, nous soutenir, agir l’un pour l’autre. C’est cela être liés et quoi que nous fassions nous serons liés jusqu’à la fin. Écris-moi donc, écris-moi aussi souvent, aussi longtemps que tu le désires.

Tout à l’heure, la nuit était pleine d’étoiles filantes. Comme tu m’as rendu superstitieux, je leur ai accroché quelques vœux qui ont disparu derrière elles. Qu’ils retombent en pluie sur ton beau visage, là-bas, si seulement tu lèves les yeux vers le ciel, cette nuit.

Je ne peux pas te dire au revoir. Cela fait séparation et je ne veux pas qu’il y en ait jamais. (M. C.)

Et surtout je n’existe pas, j’attends d’exister, je ne suis que promesse. (M. C.)

Pour le moment, j’attends surtout tes lettres. Cela fait plus de deux semaines que je n’ai rien de toi. J’essaie de t’imaginer, de te refaire à distance. Mais c’est épuisant et puisque je t’aime sur cette terre, c’est sur cette terre que j’ai besoin de toi, non dans l’imagination.

Et voici une écriture formée, serrée, menée d’un bout à l’autre de l’enveloppe, avec un petit air décidé. Mon cœur a sauté. Seul dans ce bureau silencieux avec tous les bruits de la nuit qui entraient par la fenêtre, j’ai dévoré ces pages. Quelquefois mon cœur s’arrêtait. D’autres fois il courait avec le tien, battant avec le même sang, la même chaleur, la même joie profonde. Naturellement, je voulais t’écrire tout de suite pour te demander certaines explications, concernant les passages qui bloquaient tout en moi. Mais ce matin je me rends compte qu’il ne faut pas le faire par lettre. Quand nous nous retrouverons, je relirai ces pages devant toi et je te demanderai une explication mot à mot comme au lycée. Ce qui reste ce matin de toute cette nuit où j’ai très mal dormi, remuant tes phrases en moi, c’est une joie profonde, libérée, reconnaissante.

Aussi longtemps que tu le voudras, et quoi qu’il y ait entre nous, tu ne seras pas seule. Le meilleur de mon cœur t’accompagnera toujours.

Mais je fonds en t’écrivant cela, une mer de douceur me noie.

Par ailleurs, et pour bien disposer mon humeur, il fait mauvais, très mauvais, extrêmement mauvais, et bien que tous les soirs je m’entête à fonder mes espérances sur le lendemain, le lendemain il fait encore plus mauvais, si cela est possible. (M. C.)

Maintenant les nouvelles de toi deviennent régulières et chaque lettre que je reçois me fait fondre dans un monde de bonheur qui dure des jours.

Je te parle, je lis et relis tes lettres, je bâtis des projets extraordinaires et j’ai déjà dans ma petite tête un programme pour cet hiver qui est bon, très bon, je puis te l’assurer, l’ayant déjà vécu et revécu je ne sais plus combien de fois. D’ailleurs dans mes projets, tu es content et tu me souris… Alors ! (M. C.)

Enfin, quoi que tu fasses, je sais que c’est bien, car j’ai le sentiment profond depuis que je te connais que tu ne diras jamais quelque chose en désaccord avec ce que tu es. Or ce que tu es, est ce que j’aurais rêvé d’être si j’étais née homme. Après cela, comment veux-tu que je ne t’aime pas ? Et après l’avoir compris, après en avoir eu la révélation profonde qui m’a été donnée, comment veux-tu que cela ne dure pas jusqu’à la fin ? (M. C.)

J’étais trop jeune lorsque je t’ai connu pour saisir véritablement tout ce que « nous » représentions et il a peut-être fallu que j’aille ailleurs me buter à la vie pour revenir avec une soif intarissable vers toi, mon sens. Maintenant, me voilà entière, à toi. Prends-moi contre toi et ne me quitte jamais plus. Je saurai comprendre tes tentations, s’il t’en vient et je saurai aussi te faire part des miennes pour pouvoir puiser en toi la force qui doit me les faire vaincre. Lorsque j’y pense, lorsque j’essaie d’imaginer notre avenir, j’étouffe presque de bonheur et une immense crainte me serre le cœur, ne pouvant pas croire à tant de joie dans ce monde. (M. C.)

Pourquoi m’est-il venu à l’esprit la folle idée de me relire ? Je ne le fais jamais, surtout lorsque je m’adresse à toi, et aujourd’hui, je ne sais pourquoi, je me suis surprise à le faire. Évidemment le résultat ne s’est pas fait attendre, et je n’ai pas tout déchiré sur l’heure pour ne pas manquer à ma parole de tout t’envoyer de ce que j’ai écrit, le jour où tu me le demanderas. J’ai donc laissé les choses telles quelles, mais je me suis bien promis, premièrement de ne pas recommencer, et ensuite de ne plus jamais te parler que des faits précis m’abstenant de tout commentaire et de l’expression de tout sentiment personnel, surtout de celui ou de ceux que j’éprouve pour toi. (M. C.)

Je ne peux d’ailleurs te parler du torrent de tendresse, d’amour, de chaleur, de bonheur, de désir, que ta lettre a éveillé en moi, car tous les mots n’en diraient rien. Alors, je me tais… et je garde. (M. C.)

« Parce que vous êtes laid, ennuyeux, triste, pauvre de corps et d’âme, parce que vous n’existez que comme morpion, Paul ! », j’ai failli lui répondre. Je me suis toutefois bornée au « parce que je ne vous aime pas et que je ne vous aimerai jamais ». (M. C.)

La terre que j’aime était là et l’être que j’aime était loin. À mesure que la journée avançait je me sentais de plus en plus perdu et quand la nuit a commencé de dévaler les pentes d’oliviers et de cyprès, j’étais dans une affreuse tristesse. Je suis rentré avec cette tristesse et j’aime mieux ne pas te dire les pensées que je roulais. Ce matin, ta lettre m’a tiré de ce vilain puits. Je m’émerveille chaque fois que tu me dis ton amour. Je tremble en même temps que tout s’écroule. Mais pourtant je trouve à ce que tu me dis un accent qui me persuade. Oui, il est bien vrai que nous revenons l’un à l’autre, plus vrais et plus profonds peut-être que nous ne l’étions. Nous étions trop jeunes (moi aussi, vois-tu) et nous ne sommes pas trop vieux pour tirer profit de tout ce que nous savons : cela est merveilleux.

Si je continue au rythme qui a été le mien, il me faudrait deux vies pour faire ce que j’ai à faire (tout n’est pas prévu, ne bondis pas, mais les sujets, les grandes lignes…). Par bonheur, ce nouveau départ coïncide à peu près avec notre rencontre. Et je ne me suis jamais senti aussi plein de forces et de vie. La joie grave qui m’emplit soulèverait le monde. Tu m’aides sans le savoir. Si tu savais, tu m’aiderais encore plus. C’est en cela aussi que j’ai besoin de ton aide.

Je relis cette lettre ce matin. Ce sont des pensées de nuit, toujours excessives. Si je te les envoie, c’est pour remplir notre promesse. Mais avec la pensée du matin, plus claire et plus modeste, je vois bien ce que cela signifie. Cela signifie que j’ai retrouvé avec toi une source de vie que j’avais perdue. On peut avoir besoin d’un être pour être soi-même. C’est ce qui arrive en général. Moi, j’ai besoin de toi pour être plus que moi-même. C’est ce que j’ai voulu te dire cette nuit, avec la maladresse de l’amour. Pardonne mon écriture. J’ai perdu mon stylo et j’écris avec une mauvaise plume.

À mesure que le 10 septembre approche (jour d’alerte, jour d’alerte !) je tremble de plus en plus que quelque chose change, qu’une folie te vienne, et qu’il me faille attendre encore plus longtemps. J’ai mis toute mon énergie à attendre cette date. Il ne m’en reste pas pour attendre plus longtemps. Es-tu bien, es-tu belle ? Penses-tu à moi ?

Le temps, je n’ai besoin que de temps, et je n’ai qu’une vie !

Ton jugement sur P[aul] Raffi me paraît exact et je crois t’aimer davantage – si cela se peut – après ce que tu m’en dis. J’adore ton âme. Je me mettrais à genoux devant toi si tu le permettais. (M. C.)

Non, « tes pensées de nuit » n’étaient pas excessives. Je les voudrais en toi du matin au soir et que le lendemain, tu te réveilles avec une soif nouvelle et une vie multipliée. Je sais qu’il te faudrait au moins deux vies pour aller au bout de ce que tu as à faire et c’est justement pourquoi j’aimerais que tu resserres la seule qui t’est offerte et que tu ne l’éparpilles pas même pour aider à vivre des gens qui ont, eux, trop d’années d’existence qu’ils ne sauront jamais combler. (M. C.)

J’ai tellement horreur du téléphone, pourtant, et l’idée de te retrouver d’abord à travers cet instrument m’ennuie.

Nous nous sommes écrit et il me semble que de cette manière nous avons avancé dans la connaissance que nous avons l’un de l’autre. Nous avons laissé reposer les laves et le bouillonnement de ce mois de juillet. Nous y voyons plus clair. Pour moi ce qui en sort, c’est un amour accru, mieux trempé, plus patient et plus généreux. Je t’aime et j’ai confiance en toi. Maintenant, nous allons vivre.

Je ne t’ai plus lue depuis longtemps et ma stupide inquiétude commence à me revenir. Aussitôt que j’aurais reçu ta lettre, la respiration me reviendra.

Je ne t’aime pas dans « l’universel », mais je ne comprends pas comment ce bonheur que ta présence continuelle en moi éveille dans mon cœur ne suffit pas à me rendre heureuse et il y a des moments où je m’en veux de vouloir plus. Mais que veux-tu ! Lorsque je suis chez moi près de la cheminée comme en ce même instant, comment ne pas me sentir l’exigence de toi avec moi pour regarder le feu ensemble ? Lorsque je lis Tolstoï en découvrant à chaque page tout un monde d’émerveillements, comment me passer de toi en chair et en os pour les partager avec toi ? Lorsque je sors et que quelque chose dans la rue ou ailleurs me choque, me peine ou me fait rire, comment ne pas chercher ton regard ? Lorsque je me couche comment ne pas sentir que tu n’es pas là ? Lorsque l’on me parle comment ne pas penser à tes lèvres ? Lorsque l’on me regarde, à tes yeux. Et ton nez, tes mains ton front, tes bras, tes jambes ta silhouette, tes tics, ton sourire ? (M. C.)

Je t’embrasse, mon amour, longuement, en te laissant respirer, bien sûr.

Je donnerais toute une main (j’exagère) pour me promener ce matin avec toi, devant la mer, et pour t’apprendre à aimer ce que j’aime, sale fille des vents. Tiens, le soleil est sur mon papier et je trace ces mots au beau milieu d’une flaque d’or.

Un mot seulement, ma chérie, pour que cette journée ne se finisse pas sans que je t’aie écrit.

Heureusement, il y a ma mère et je donnerais cher pour que tu la connaisses. Aujourd’hui, à déjeuner, j’avais tout le temps ton nom sur les lèvres. J’avais envie de lui parler de toi, de nous. Ce qui m’a retenu, c’est l’idée de la laisser en paix, de ne pas troubler ce cœur si pur et si bon. Et pourtant, j’aurais eu une sorte de délivrance à lui confier ma joie et ma peine. Elle est le seul être à qui j’ai envie de découvrir un peu de ce profond amour qui fait aujourd’hui toute ma vie. Je ne suis pas sûr qu’elle le comprenne. Mais je suis sûr qu’elle me comprendra, parce qu’elle m’aime. Je n’hésite pas à te dire ces choses, bien que je sache qu’elles réveilleront ce qu’il y a de douloureux en toi. Mais elles sont vraies et je ne puis te les cacher. Elles te diront aussi pourquoi je comprends cette part de toi sur laquelle tu te tais. Autant qu’on puisse partager une douleur, ta peine est la mienne, mon amour.

Jamais je n’ai senti ce besoin insupportable de la présence de quelqu’un, ce besoin de chaque minute. (M.C.)

Ce qui rend tout difficile c’est ton silence et les paniques qu’il m’apporte. Je n’ai jamais pu supporter tes silences que ce soit celui-ci ou ces autres, avec ton front buté, et ton visage verrouillé, toute l’hostilité du monde rassemblée entre tes sourcils.

Ce n’est pas le 20 que j’arrive à Rio, mais le 15. Calcule les délais d’avion et écris, je t’en prie, pour que ta lettre m’attende et m’accompagne. Ainsi, nous n’aurons pas eu ces vingt jours de silence que je craignais tant. De mon côté, je t’écrirai aussitôt. Mais ai-je besoin de te le dire !

À chaque minute j’imagine ce que serait ce voyage si seulement tu étais là. Toi, la mer autour de nous, loin du monde et de ses cris, dans le merveilleux silence des nuits, et tout serait transfiguré. Mais cette imagination-là fait mal. Elle réveille le désir aussi, que, parfois, je voudrais étouffer en moi.

Écris-moi le détail, dis-moi ce que tu fais, ce que tu es, ce que tu penses. N’oublie pas ma confiance, et que ta confiance est la seule manière d’y répondre. Dis-moi tout, n’omets rien, même de ce qui peut me peiner. Il n’y a rien de toi que je ne puisse comprendre que mon cœur ne puisse accueillir. Je sais maintenant que je t’aimerai jusqu’à la fin, contre toute douleur. Je ne t’ai jamais jugée, ni détestée. Je n’ai jamais su que t’aimer, mais je l’ai fait avec toute ma force et mon expérience, avec ce que je sais et ce que j’ai appris. Il n’y a que moi que je déteste, parfois, lorsque je te vois malheureuse, ou hostile.

Je suis… dans l’air, dans le soleil, dans la pluie, dans le feu, dans tout ce que j’aimerais si j’étais près de toi, dans tout puisque j’aime tout quand tu es à mes côtés. (M. C.)

Depuis ton départ je n’ai bu que quelques bières, des jus de pamplemousse, quatre « vodka » au dîner Gracq, et de l’eau – même pas une goutte de vin, sauf, bien entendu, quelques gorgées avec le fromage, lorsque j’en mange, c’est-à-dire quand j’y trouve des asticots. (M. C.)

Je ne pourrais plus vivre sans toi, avec l’idée que tu me serais étranger ; je ne pourrais plus supporter une véritable absence, et même si elle se présentait à moi avec belle figure, avec figure grande, généreuse, flatteuse, je préfère encore t’avoir tout près, et devenir laide, amoindrie, humiliée, vilaine. (M. C.)

Écris-moi le plus possible, mais seulement quand tu en auras envie. (M. C.)

Il y a toujours dans les coins de tes lettres des choses qui me poursuivent. Pourquoi : « les autres (ceux que tu rencontres) : travail, radios, hasard. » Je n’aime pas ce hasard. Pourquoi aussi « ô la nuit. À ces moments-là je me jette sur les livres, c’est la seule distraction que j’admette. Les autres, je les crains trop pour le moment et je n’en veux pas. » Que crains-tu donc ? Et ne vois-tu pas que cette crainte-là me donne une crainte cent fois plus difficile et douloureuse ! Mais j’ai tort peut-être, tu n’as rien voulu dire, et il faudra alors que tu me pardonnes. J’ai un cœur affreusement tourmenté depuis mon départ et rien n’y fait, pays, visages, ou travail. Tourné vers toi, inquiet, malheureux stupidement, je ne sais ce qui se passe et je ne suis pas fier de moi. Mais je t’aime et j’ai besoin aussi de ta tendresse et de ta compréhension. Toute ta lettre est si bonne, si pleine de ce que j’aime en toi, que je devrais te crier seulement mon amour. Et je le fais aussi bien, certain que tu m’accueilleras, même stupide et désarmé.

On m’avait mené à l’hôtel le plus luxueux de l’endroit, genre américain, sorte de caravansérail peuplé d’étrangers richissimes. J’ai refusé avec horreur. Et je m’en félicite. J’ai une chambre et une salle de bains avec un balcon qui donne sur la baie – un garçon d’étage qui veut faire carrière mais qui hésite entre la boxe et la chanson – et un lit sans sommier. Je couche sur une planche, ou à peu près. Mais j’ai une paix royale. Et j’en ai besoin ici.

Mon amour, mon cher amour, je t’en supplie, si dans les idées qui me hantent en ce moment même, il y a quelque chose de vrai, si le courage que tu demandes doit servir à détruire quoi que ce soit, je t’en supplie, ne va pas plus loin ! Nous n’avons rien à faire, nous ne pouvons rien faire, nous ne devons rien faire que nous aimer, nous aimer le plus fort et le mieux que nous pourrons, jusqu’à la fin, dans notre monde à nous, écarté du reste, dans notre île, et nous appuyer l’un sur l’autre pour faire triompher notre amour par sa seule force, par sa seule énergie, en silence. (M. C.)

Je te parle de n’importe quoi, car il me semble que pendant que j’écris, je me sens plus près de toi. (M. C.)

Ah ! Mon amour, je t’en supplie, ne cherche plus dans mes pauvres phrases maladroites, un sens caché et démoniaque qu’elles n’ont jamais voulu avoir. Les autres (ceux que je rencontre), dans mes lettres sont simplement les autres, c’est-à-dire ceux qui ne me sont pas familiers. (M. C.)

Le hasard, que tu aimes si peu, ne m’a amené jusqu’à ce jour que des êtres totalement indifférents que je rencontre par hasard dans la rue ou au spectacle. (M. C.)

Et je crie « Ô la nuit ! », parce que la nuit il n’y a plus de soleil, plus de travail, plus de bruit, plus personne autour de moi et qu’alors, face à face avec ton absence, je ne peux plus empêcher tout ce que j’ai promené bien enfermé, bien enfoui au fond de moi pendant la journée, de sortir et de voltiger autour de moi dans une sorte de « macumba » effrénée. « Ô la nuit ! » parce que la nuit surtout je me sens épouvantée par ma solitude et mon désir. Quant aux distractions autres que les livres, je ne voulais pas les admettre au moment où je t’écrivais parce qu’elles me ramenaient toutes à toi et au sentiment de ton absence d’une manière plus vive et plus douloureuse que celle qui consiste à ne pas te quitter un seul instant. Maintenant que le temps est à l’espoir, je pourrais peut-être les admettre ; seulement, elles ne me distraient pas. Non, mon chéri je n’ai rien voulu dire qui doive te tourmenter. Tu es un adorable imbécile et je te pardonne. C’est moi que je ne pardonne pas d’être incapable de m’exprimer. (M. C.)

Dis-moi tout ce que tu as en toi, dans ton cœur, dans ta tête. N’omets rien, même si tu crois pouvoir me peiner. Dis-moi ta peine. Dis-moi tout. Je t’aime et rien ne pourra me faire plus de mal que de te savoir triste sans en connaître toutes les raisons pour pouvoir te venir en aide. Je t’aime. (M. C.)

Dans l’inquiétude où j’étais après un si long silence (tu n’avais rien écrit depuis le 14) j’avais besoin de douceur, de mots d’amour et d’apaisement. Au lieu de cela j’y ai trouvé des nouvelles de maladie, des échos tourmentés, des paroles justes, mais nues, sèches et parfois même un ton de colère, de rancune presque. Comprends-moi ; ce n’est pas un reproche que je te fais ; tu y as mis ce que j’attendais que tu y mettes, tu m’as envoyé la réponse que j’avais demandée, tu as fait ce qu’il fallait. Seulement, imagine maintenant mon état d’affolement sans nouvelles de toi depuis de longs jours, imagine ma fièvre, mon angoisse, mon exigence quand j’ai ouvert l’enveloppe (je tremblais de tout mon corps) ; ajoute à cela l’effort, pour moi, surhumain, que j’ai dû faire depuis des semaines pour prendre définitivement et sans appel la terrible résolution dont ta lettre m’apportait le point final ; souviens-toi bien des mots que tu as écrits (la tension que tu as dû soutenir pour les former ne laissait pas de place à l’amour ; il s’y perdait dans son propre effort) et maintenant dis-moi ce que tu aurais éprouvé. Pour moi, c’est simple, ce fut l’écroulement. J’ai eu beau me raisonner, m’insulter, me secouer, me bousculer, rien n’y faisait. J’ai attendu, alors. Je ne pouvais pas t’écrire dans un pareil état. Les lettres, comme le téléphone trahissent et je ne voulais pas donner lieu à un malentendu qui aurait ajouté à tes journées et à tes nuits de nouvelles douleurs. J’avais pourtant besoin de toi. J’ai relu toutes tes lettres, j’ai repassé en moi tous tes mots, tous tes gestes, tous tes actes et enfin je suis allée te consulter dans Le Mythe de Sisyphe. On ne peut pas lire un livre avec plus d’élan, d’attention, de prière. On ne peut pas non plus en tirer une impression aussi forte que celle que j’ai reçue. Tout a été remis en question et si tu savais, mon chéri, la révolution totale que tu as éveillée en moi, tu croirais peut-être à… beaucoup de choses auxquelles tu crois, d’ailleurs. Enfin, de tout cela, je t’en parlerai plus tard. Pour le moment, je veux seulement que tu saches que d’une certaine manière la lecture du Mythe – aussi cocasse que cela puisse paraître – m’a réconciliée absolument avec l’amour si déchiré qui nous est imposé. J’ai dit « réconciliée », ce n’est pas le mot juste du tout, mais je te laisse le soin de trouver le bon. (M. C.)

J’ai fait ma conférence sur Chamfort devant un parterre de chapeaux à plumes. Je me demande toujours pourquoi j’attire les femmes du monde.

Tu sais que si parfois je te plains, le plus souvent je me surprends à t’envier un peu. Bien embêtant, ce voyage, mais comme j’aimerais être dans ta poche pour me promener dans la brousse et assister à la fête indigène, par exemple. J’avoue que je serais moins contente devant les dames aux « chapeaux à plumes », surtout si elles sont belles, mais cela évidemment c’est une réaction toute personnelle. (M. C.)

Pourquoi le destin nous aurait-il mis l’un en face de l’autre une fois ? Pourquoi nous aurait-il réunis de nouveau ? Pourquoi cette nouvelle rencontre au moment où il fallait ? Pourquoi m’aurait-il laissé croire ? Pourquoi ? (M. C.)

Je me rappelle simplement du mot qui a déclenché la crise finale, ce mot qui est venu juste au moment où je venais de prendre vraiment conscience de tout ce que tu représentais pour moi : « Et à mon retour, qu’y aura-t-il de changé ? » Pardonne-moi, mon amour, si à cet instant-là et pendant quelque temps après je t’ai haï. Je suis devenue folle et au lieu de m’en prendre à Dieu, je me suis déchaînée contre toi qui étais en quelque sorte devenu mon Dieu. (M. C.)

Tu as souffert de ma lettre où je répondais à tes demandes, tu n’y as pas trouvé d’amour ? Ah ! mon chéri, tu l’as bien mal lue. Oui l’angoisse, la crainte de l’avenir, la lucidité, tout cela laissait peu de place à la tendresse. Mais je t’ai envoyé la plus haute idée que je me faisais de notre amour, j’en ai parlé comme on parle de ce qu’on respecte le plus, sans égard, avec la seule volonté de l’intelligence et de la passion.

Ce voyage a été épuisant. Avion, conférence, réceptions, journalistes, femmes du monde hystériques, et puis recommencer le lendemain.

Et puis rien n’est plus fatigant que de jouer un rôle que l’on tient mal. Tant de gens qui m’aimaient, ou qui le disaient, et moi, à deux ou trois exceptions près, je n’aimais personne.