26 September 2021

Dans les forêts de Sibérie – Sylvain Tesson

J’y ai emporté des livres, des cigares et de la vodka. Le reste — l’espace, le silence et la solitude — était déjà là.Dans ce désert, je me suis inventé une vie sobre et belle, j’ai vécu une existence resserrée autour de gestes simples. J’ai regardé les jours passer, face au lac et à la forêt. J’ai coupé du bois, pêché mon dîner, beaucoup lu, marché dans les montagnes et bu de la vodka, à la fenêtre. La cabane était un poste d’observation idéal pour capter les tressaillements de la nature.J’ai connu l’hiver et le printemps, le bonheur, le désespoir et, finalement, la paix. Au fond de la taïga, je me suis métamorphosé. L'immobilité m’a apporté ce que le voyage ne me procurait plus. Le génie du lieu m’a aidé à apprivoiser le temps. Mon ermitage est devenu le laboratoire de ces transformations.

Se lever de son lit demande une énergie formidable. Surtout pour changer de vie. Cette envie de faire demi-tour lorsqu’on est au bord de saisir ce que l’on désire. Certains hommes font volte-face au moment crucial. J’ai peur d’appartenir à cette espèce.

C’est drôle, on se décide à vivre en cabane, on s’imagine fumant le cigare devant le ciel, perdu dans ses méditations et l’on se retrouve à cocher des listes de vivres dans un cahier d’intendance. La vie, cette affaire d’épicerie.

En Russie, le formica triomphe. Soixante-dix ans de matérialisme historique ont anéanti tout sens esthétique chez le Russe. D’où vient le mauvais goût ? Pourquoi y a-t-il du lino plutôt que rien ? Comment le kitch s’est-il emparé du monde ? La ruée des peuples vers le laid fut le principal phénomène de la mondialisation. Pour s’en convaincre il suffit de circuler dans une ville chinoise, d’observer les nouveaux codes de décoration de La Poste française ou la tenue des touristes. Le mauvais goût est le dénominateur commun de l’humanité.

Les Russes font table rase du passé, jamais de leurs déchets. Jeter quelque chose ? Plutôt mourir,disent-ils. Pourquoi balancer un moteur de tracteur dont le piston pourrait servir de cul-de-lampe ?

Quand on se méfie de la pauvreté de sa vie intérieure, il faut emporter de bons livres : on pourra toujours remplir son propre vide. L’erreur serait de choisir exclusivement de la lecture difficile en imaginant que la vie dans les bois vous maintient à un très haut degré de température spirituelle. Le temps est long quand on n’a que Hegel pour les après-midi de neige.

LISTE DE LECTURES IDÉALES COMPOSÉE À PARIS AVEC GRAND SOIN EN PRÉVISION D’UN SÉJOUR DE SIX MOIS DANS LA FORÊT SIBÉRIENNE

  • Quai des enfers, Ingrid Astier
  • L’Amant de lady Chatterley, D.H. Lawrence
  • Traité du désespoir, Kierkegaard
  • Des pas dans la neige, Érik L’Homme
  • Un théâtre qui marche, Philippe Fenwick
  • Des nouvelles d’Agafia, Vassili Peskov
  • Indian Creek, Pete Fromm
  • Les Hommes ivres de Dieu, Jacques Lacarrière
  • Vendredi, Michel Tournier
  • Un taxi mauve, Michel Déon
  • La Philosophie dans le boudoir, Sade
  • Gilles, Drieu la Rochelle
  • Robinson Crusoé, Daniel Defoe
  • De sang-froid, Truman Capote
  • Un an de cabane, Olaf Candau
  • Noces, Camus
  • La Chute, Camus
  • Robinson des mers du Sud, Tom Neale
  • Rêveries du promeneur solitaire, Rousseau
  • Histoire de ma vie, Casanova
  • Le Chant du monde, Giono
  • Fouquet, Paul Morand
  • Carnets, Montherlant
  • Soixante-dix s’efface, tome 1, Jünger
  • Le Traité du rebelle, Jünger
  • Le Nœud gordien, Jünger
  • Approches, drogues et ivresse, Jünger
  • Jeux africains, Jünger
  • Les Fleurs du mal, Baudelaire
  • Le facteur sonne toujours deux fois, James M. Cain
  • Le Poète, Michael Connelly
  • Lune sanglante, James Ellroy
  • Eva, James Hadley Chase
  • Les Stoïciens(Pléiade)
  • Moisson rouge, Dashiell Hammett
  • De la nature, Lucrèce
  • Le Mythe de l’éternel retour, Mircea Eliade
  • Le Monde..., Schopenhauer
  • Typhon, Conrad
  • Odes, Segalen
  • Vie de Rancé, Chateaubriand
  • Tao-tö-king, Lao-tseu
  • Élégie de Marienbad, Goethe
  • Nouvelles complètes, Hemingway
  • Ecce Homo, Nietzsche
  • Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche
  • Le Crépuscule des idoles, Nietzsche
  • Vingt-cinq ans de solitude, John Haines
  • La Dernière Frontière, Grey Owl
  • Traité de la cabane solitaire, Antoine Marcel
  • Au cœur du monde, Cendrars
  • Feuilles d’herbe, Whitman
  • Almanach d’un comté des sables, Aldo Leopold
  • L’Œuvre au noir, Yourcenar
  • Les Mille et Une Nuits
  • Le Songe d’une nuit d’été, Shakespeare
  • Les Joyeuses Commères de Windsor, Shakespeare
  • La Nuit des rois, Shakespeare
  • Romans de la Table ronde, Chrétien de Troyes
  • American Black Box, Maurice G. Dantec
  • American Psycho, B.E. Ellis
  • Walden, Thoreau
  • L’Insoutenable Légèreté de l’être, Kundera
  • Le Pavillon d’Or, Mishima
  • La Promesse de l’aube, Romain Gary
  • La Ferme africaine, Karen Blixen
  • Les Aventuriers, José Giovanni

C’est fou ce que l’homme accapare l’attention de l’homme. La présence des autres affadit le monde. La solitude est cette conquête qui vous rend jouissance des choses.

Je voulais régler un vieux contentieux avec le temps. J’avais trouvé dans la marche à pied matière à le ralentir. L’alchimie du voyage épaississait les secondes. Celles pas sées sur la route filaient moins vite que les autres. La frénésie s’empara de moi, il me fallait des horizons nouveaux. Je me passionnais pour les aéroports où tout invite à la sortie et au départ. Je rêvais de finir dans un terminal. Mes voyages commençaient comme des fuites et se finissaient en course-poursuite contre les heures.

Il suffisait de demander à l’immobilité ce que le voyage ne m’apportait plus : la paix.  Je me fis alors le serment de vivre plusieurs mois en cabane, seul, avant mes quarante ans. Le froid, le silence et la solitude sont des états qui se négocieront demain plus chers que l’or. Sur une Terre surpeuplée, surchauffée, bruyante, une cabane forestière est l’eldorado.

J’ai tellement adhéré à l’intuition de Reclus que j’ai équipé ma cabane de panneaux solaires. Ils alimentent un petit ordinateur. Le silicium de mes puces électroniques se nourrit de photons. J’écoute Schubert en regardant la neige, je lis Marc Aurèle après la corvée de bois, je fume un havane pour fêter la pêche du soir. Élisée serait content.Dans Qu’est-ce que je fais là ?Bruce Chatwin cite Jünger qui cite Stendhal : « L’art de la civilisation consiste à allier les plaisirs les plus délicats à la présence constante du danger. » Voilà un écho à l’injonction de Reclus. L’essentiel est de mener sa vie à coups de gouvernail. De passer la ligne de crête entre des mondes contrastés. De balancer entre le plaisir et le danger, le froid de l’hiver russe et la chaleur du poêle. Ne pas s’installer, toujours osciller de l’une à l’autre extrémité du spectre des sensations.

L’éventail de choses à accomplir est réduit. Lire, tirer de l’eau, couper le bois, écrire et verser le thé deviennent des liturgies. En ville, chaque acte se déroule au détriment de mille autres. La forêt resserre ce que la ville disperse.

Moi qui sautais au cou de chaque seconde pour lui faire rendre gorge et en extraire le suc, j’apprends la contemplation. Le meilleur moyen pour se convertir au calme monastique est de s’y trouver contraint. S’asseoir devant la fenêtre le thé à la main, laisser infuser les heures, offrir au paysage de décliner ses nuances, ne plus penser à rien et soudain saisir l’idée qui passe, la jeter sur le carnet de notes. Usage de la fenêtre : inviter la beauté à entrer et laisser l’inspiration sortir.Je passe deux heures dans la position du docteur Gachet, peint par Van                                          Gogh : la joue sur la main, les yeux dans le vague.

Le banya, allégorie de nos vies déroulées dans la perpétuelle poursuite d’un mieux-être. Nous poussons la porte, croyant toucher le bonheur. Bientôt nous faisons demi-tour pour retrouver ce qui ne tardera pas à nous peser à nouveau.

Je suis libre de tout faire dans un monde où il n’y a rien à faire.

La solitude est une patrie peuplée du souvenir des autres. Y penser console de l’absence. Les miens sont là, dans un repli de mémoire. Je les vois.

Je fume allongé sur mon lit songeant que je n’ai oublié qu’une seule chose : un beau livre d’histoire de la peinture pour contempler, de temps en temps, un visage.Pour m’en souvenir, je n’ai que mon miroir.

Je ne trouvais pas la vie faite pour tenir les relevés sismographiques de l’âme. Ici, dans le silence aveugle, j’ai le temps de percevoir les nuances de ma tectonique propre. Une question se pose à l’ermite : peut-on se supporter soi-même ?Le passionnant spectacle de ce qui se passe par la fenêtre. Comment peut-on encore conserver une télé chez soi ?

Comme le ressac, le fracas des cascades et le chant des oiseaux, le froissement des glaces n’empêche pas de dormir. Un moteur, le ronflement d’un semblable ou une goutte d’eau fuyant d’un toit sont en revanche insupportables.

Le temps a sur la peau le pouvoir de l’eau sur la terre. Il creuse en s’écoulant.

Les sociétés n’aiment pas les ermites. Elles ne leur pardonnent pas de fuir. Elles réprouvent la désinvolture du solitaire qui jette son « continuez sans moi » à la face des autres. Se retirer c’est prendre congé de ses semblables. L’ermite nie la vocation de la civilisation, en constitue la critique vivante. Il souille le contrat social. Comment accepter cet homme qui passe la ligne et s’accroche au premier vent qui passe ?

Je préfère les natures humaines qui ressemblent aux lacs gelés à celles qui ressemblent aux marais. Les premiers sont durs et froids en surface mais profonds, tourmentés et vivants en dessous. Les seconds sont doux et spongieux d’apparence mais leur fond est inerte et imperméable.

S’installer dans le réduit d’une hutte sibérienne, c’est gagner la bataille contre l’ensevelissement sous le tombereau des objets. La vie dans les bois conduit à se dégraisser. On s’allège de ce qui encombre, on déleste l’aérostat de son existence. Voilà deux mille années, les nomades des steppes indo-sarmates savaient contenir leur avoir dans un petit coffre de bois. Il existe un rapport proportionnel entre la rareté des choses que l’on possède et l’attachement qu’on leur porte.

Privé de conversation, de contradiction et des sarcasmes des interlocuteurs, l’ermite est moins drôle, moins vif, moins incisif, moins mondain, moins rapide que son cousin des villes. Il gagne en poésie ce qu’il perd en agilité.

En ville, les minutes, les heures, les années nous échappent. Elles coulent de la plaie du temps blessé. Dans la cabane, le temps se calme. Il se couche à vos pieds en vieux chien gentil et, soudain, on ne sait même plus qu’il est là. Je suis libre parce que mes jours le sont.

Je vis ici au royaume de la prévisibilité. Chaque jour s’écoule, miroir de la veille, esquisse du lendemain. Les variations des heures jouent sur la coloration du ciel, les allées et venues des oiseaux et mille nuances à peine perceptibles. Lorsque le monde des hommes n’envoie plus de signal, une teinte nouvelle sur le plumeau des cèdres, un reflet dans la neige deviennent des événements considérables. Je ne mépriserai plus ceux qui parlent de la pluie et du beau temps. Toute considération sur la météorologie a une dimension cosmique.

À l’intérieur et à l’extérieur de la cabane, le sentiment de l’écoulement du temps n’est pas le même. Dedans, un ruissellement d’heures douillettes. Dehors, par –30°, la gifle de chaque seconde. Sur la glace, les heures se traînent. Le froid engourdit le flux. Le seuil de ma porte n’est donc pas une latte de bois séparant le chaud du froid, le cossu de l’hostile, mais une valve d’étranglement soudant les deux globes d’un sablier dans lesquels la durée ne s’écoulerait pas à la même vitesse.

Vivre en cabane c’est avoir le temps de s’intéresser à des choses pareilles, le temps de les écrire, le temps de se relire. Et le comble, c’est qu’une fois tout cela accomplit, il reste encore du temps.

Après la froidure, le bruit d’un bouchon de vodka qui saute près d’un poêle suscite infiniment plus de jouissance qu’un séjour palatial au bord du grand canal vénitien. Que les huttes puissent tenir rang de palais, les habitués des suites royales ne le comprendront jamais. Ils n’ont pas connu l’onglée avant le bain moussant. Le luxe n’est pas un état mais le passage d’une ligne, le seuil où, soudain, disparaît toute souffrance.

Il me montre un morceau de lave, cadeau des géologues.
— Ce sont les plus vieux minéraux du monde, dit-il.
— Quel âge ? dis-je.
— Quatre milliards d’années. Je les ai mis sous mon oreiller pour qu’ils inspirent mes rêves.
— Alors ?
— Rien encore.
Il ajoute :
— Tu as faim ?
— Oui, dis-je.
— Tu veux du poisson ?
— Je veux bien.
Le spectacle de V.E. debout, affairé à défoncer au marteau un poisson congelé sur la table d’une cuisine jamais nettoyée depuis la fin de l’Union soviétique, est réjouissant. Les Russes ne font jamais de manières et le poisson est bon.

L’ennui ne me fait aucune peur. Il y a morsure plus douloureuse : le chagrin de ne pas partager avec un être aimé la beauté des moments vécus. La solitude : ce que les autres perdent à n’être pas auprès de celui qui l’éprouve.

“J’aime mieux les fuir que les haïr”, écrit [Rousseau] des hommes dans la sixième promenade.

Questions à élucider au cours des prochains mois :
Me supporterai-je moi-même ?
Puis-je, à trente-sept ans, me métamorphoser ?
Pourquoi rien ne me manque-t-il ?

Il me faut trouver un moyen de pêcher. Au Baïkal, les Sibériens utilisent une méthode simple. Ils versent dans un trou d’eau une poignée de ces puces d’eau vivantes récoltées dans les marais auxquelles ils donnent le nom de bormouch. Les poissons pullulent sous le trou, attirés par la manne. Il ne reste plus qu’à jeter sa ligne de mouche. N’ayant pas de marécages à portée de main et privé de bormouch, j’utilise la vieille technique des forestiers : je creuse un trou très large près de la grève, à trois mètres au-dessus du fond du lac et y laisse tremper des brassées de branches de cèdres sciées. Dans quelques jours, des milliers de micro-organismes s’agrégeront aux aiguilles. Il ne restera plus qu’à les récolter et à appâter les poissons avec.

Jusque-là je voyageais comme une flèche décochée d’un arc. À présent je suis un pieu fiché dans le sol.

En ville, le libéral, le gauchiste, le révolutionnaire et le grand bourgeois paient leur pain, leur essence et leurs taxes. L’ermite, lui, ne demande ni ne donne rien à l’État. Il s’enfouit dans les bois, en tire subsistance. Son retrait constitue un manque à gagner pour le gouvernement. Devenir un manque à gagner devrait constituer l’objectif des révolutionnaires. Un repas de poisson grillé et de myrtilles cueillies dans la forêt est plus anti-étatique qu’une manifestation hérissée de drapeaux noirs. Les dynamiteurs de la citadelle ont besoin de la citadelle. Ils sont contre l’État au sens où ils s’y appuient. Walt Whitman : « Je n’ai rien à voir avec ce système, pas même assez pour m’y opposer. » En ce jour d’octobre où je découvris les Feuilles d’herbe du vieux Walt, il y a cinq ans, je ne savais pas que cette lecture me mènerait en cabane. Il est dangereux d’ouvrir un livre.

L’ermitage resserre les ambitions aux proportions du possible. En rétrécissant la panoplie des actions, on augmente la profondeur de chaque expérience. La lecture, l’écriture, la pêche, l’ascension des versants, le patin, la flânerie dans les bois... l’existence se réduit à une quinzaine d’activités.

Tout ce qui reste de ma vie ce sont les notes. J’écris un journal intime pour lutter contre l’oubli, offrir un supplétif à la mémoire. Si l’on ne tient pas le greffe de ses faits et gestes, à quoi bon vivre : les heures coulent, chaque jour s’efface et le néant triomphe. Le journal intime, opération commando menée contre l’absurde. J’archive les heures qui passent. Tenir un journal féconde l’existence. Le rendez-vous quotidien devant la page blanche du journal contraint à prêter meilleure attention aux événements de la journée — à mieux écouter, à penser plus fort, à regarder plus intensément. Il serait désobligeant de n’avoir rien à inscrire sur sa page de calepin, le soir. Il en va de la rédaction quotidienne comme d’un dîner avec sa fiancée. Pour savoir quoi lui confier, le soir, le mieux est d’y réfléchir pendant la journée.

Si la société disparaissait, l’ermite poursuivrait sa vie d’ermite. Les révoltés, eux, se trouveraient au chômage technique. L’ermite ne s’oppose pas, il épouse un mode de vie. Il ne dénonce pas un mensonge, il cherche une vérité.

[Les chiens] ne spéculent pas ni ne se complaisent dans leurs souvenirs. Entre l’envie et le regret, il y a un point qui s’appelle le présent.

Rien ne me manque de ma vie d’avant. Cette évidence me traverse alors que j’étale du miel sur les blinis. Rien. Ni mes biens, ni les miens. Cette idée n’est pas rassurante. Quitte-t-on si facilement les habits ajustés à ses trente-huit ans de vie ? On dispose de tout ce qu’il faut lorsque l’on organise sa vie autour de l’idée de ne rien posséder.

Les idéologies, comme les chiens, restent au seuil de la porte des ermitages. Au fond des bois, ni Marx ni Jésus, ni ordre ni anarchie, ni égalité ni injustice. Comment l’ermite, préoccupé seulement de l’immédiat, pourrait-il se soucier de prévoir ? La cabane n’est pas une base de reconquête mais un point de chute. Un havre de renoncement, non un quartier général pour la préparation des révolutions. Une porte de sortie, non un point de départ. Un carré où le capitaine va boire un dernier rhum avant le naufrage. Le trou où la bête panse ses plaies, non le repaire où elle fourbit ses griffes.

Pendant la journée, l’œil fait moisson de ces images que le rêve cuisinera.

Les hommes qui ressentent douloureusement la fuite du temps ne supportent pas la sédentarité. En mouvement, ils s’apaisent. Le défilement de l’espace leur donne l’illusion du ralentissement du temps, leur vie prend l’allure d’une danse de Saint-Guy. Ils s’agitent.
L’alternative c’est l’ermitage.
Je ne me fatigue pas de détailler mon paysage. Mes yeux en connaissent chaque repli et les fouillent pourtant, tous les matins, avec avidité, comme s’ils les découvraient. Mon regard cherche trois choses : repérer de nouvelles nuances dans ce tableau mille fois observé, approfondir l’idée que ma mémoire s’en faisait et confirmer que le choix était bon de s’installer ici. L’immobilisme me contraint à cet exercice d’observation virginale. Si je ne m’y force pas, je laisse place à l’envie d’aller voir ailleurs.

L’ermite accepte de ne plus rien peser dans la marche du monde, de ne compter pour rien dans la chaîne des causalités. Ses pensées ne modèleront pas le cours des choses, n’influenceront personne. Ses actes ne signifieront rien. (Peut-être sera-t-il encore l’objet de quelques souvenirs.) Qu’elle est légère, cette pensée ! Et comme elle prélude au détachement final : on ne se sent jamais aussi vivant que mort au monde !

Faut-il à tout prix gagner les bois si l’on refuse son temps ? On peut trouver silence dans ses voûtes intérieures. On peut aussi fermer les yeux : la paupière est l’écran le plus efficace entre soi et le monde.

Rainer Maria Rilke dans la lettre du 17 février 1903 adressée au jeune poète Franz Xaver Kappus : « Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l’accusez pas. Accusez-vous vous-même de ne pas être assez poète pour appeler à vous ses richesses. » Et John Burroughs, dans L’Art de voir les choses : « Le ton sur lequel nous parlons au monde est celui qu’il emploie avec nous. Qui donne le meilleur reçoit le meilleur. » Nous sommes seuls responsables de la morosité de nos existences. Le monde est gris de nos fadeurs. La vie paraît pâle ? Changez de vie, gagnez les cabanes. Au fond des bois, si le monde reste morne et l’entourage insupportable, c’est un verdict : vous ne vous supportez pas ! Prendre alors ses dispositions.

À la manière de ces ésotéristes guénoniens obsédés par l’identification de « l’âge d’or », nous sommes quelques âmes nomades qui cherchons par tous les moyens à revivre les moments intenses de nos existences. Pour certains, ils se situent dans l’enfance, pour d’autres ils correspondent au premier baiser sous le pont de la départementale, pour d’autres encore à une sensation d’épanouissement inexplicable, un soir d’été, dans le crissement des cigales, pour d’autres enfin à une nuit d’hiver où auraient afflué de hautes et bonnes pensées. Pour moi, c’était là, au bord du talus sablonneux ouvert sur le lac.
Mishima dans Le Pavillon d’Or : « ... Ce qui donne un sens à notre comportement à l’égard de la vie est la fidélité à un certain instant et notre effort pour éterniser cet instant... »

Je préfère cet hommage à la gratuité dans Gilles, une phrase pour blason d’ermite : « Moins elle avait de but et plus sa vie prenait de sens. »

Vivre ne devrait consister qu’en ceci : prononcer sans cesse des actions de grâce pour remercier le destin du moindre bienfait. Être heureux c’est savoir qu’on l’est.

Insomnie. Regrets et découragements dansent un sabbat de sorcier dans ma boîte en os.

La cabane est le lieu du pas de côté. Le havre de vide où l’on n’est pas forcé de réagir à tout. Comment mesurer le confort de ces jours libérés de la mise en demeure de répondre aux questions ? Je saisis à présent le caractère agressif d’une conversation. Prétendant s’intéresser à vous, un interlocuteur fracasse le halo du silence, s’immisce sur la rive du temps et vous somme de répondre à ce qu’il vous demande. Tout dialogue est une lutte.
Nietzsche dans Ecce Homo : « On doit autant que possible éviter le hasard, l’excitation extérieure ; s’emmurer en quelque sorte fait partie de l’élémentaire sagesse instinctive, de la gestation intellectuelle. Irai-je permettre à une pensée étrangère d’escalader secrètement ce mur ? »

Aujourd’hui, je délaisse les livres. La mise en garde de Nietzsche dans Ecce Homo m’a frappé : «  Je l’ai vu de mes yeux : des natures douées, riches et “portées à la liberté” , “crevées par la lecture” dès trente ans, devenues de simples allumettes, qu’il faut frotter pour qu’elles donnent des étincelles, des “pensées”. » Lire compulsivement affranchit du souci de cheminer dans la forêt de la méditation à la recherche des clairières. Volume après volume, on se contente de reconnaître la formulation de pensées dont on mûrissait l’intuition. La lecture se réduit à la découverte de l’expression d’idées qui flottaient en soi ou bien se cantonne à la confection d’un tricot de correspondances entre les œuvres de centaines d’auteurs.
Nietzsche décrit ces cerveaux fatigués qui ne parviennent pas à penser s’ils « ne compulsent pas ». Seule la goutte de citron a le pouvoir de réveiller l’huître.
D’où le rayonnement de ces gens qui posent sur le monde une vue libérée de toute référence. Les souvenirs de lecture n’interposent jamais leur écran entre ces êtres et la substance des choses.

S’il veut garantir sa santé mentale, un anachorète jeté sur un rivage doit habiter l’instant. Qu’il commence à échafauder des plans, il versera dans la folie. Le présent, camisole de protection contre les sirènes de l’avenir.

J’ai appris deux ou trois choses que bien des gens savent sans recourir à l’enfermement. La virginité du temps est un trésor. Le défilé des heures est plus trépidant que l’abattage des kilomètres. L’œil ne se lasse jamais d’un spectacle de splendeur. Plus on connaît les choses, plus elles deviennent belles.

Il est bon de savoir que dans une forêt du monde, là-bas, il est une cabane où quelque chose est possible, situé pas trop loin du bonheur de vivre.

La vie consiste à tenir le coup entre la mort des êtres chers.