22 October 2020

Yoga – Emmanuel Carrère

Pour terminer un livre, j’avais loué une maison à Pondichéry où je suis resté deux mois, presque sans parler à personne. Mes journées, immuablement réglées, commençaient par la lecture du Times of India dans le seul café où, à ma connaissance, on faisait des espressos. Puis, en longeant des rues qui se coupent à angle droit et qui, bordées de bâtiments coloniaux décrépits, s’appellent avenue Aristide-Briand, rue Pierre-Loti ou boulevard du Maréchal-Foch, je retournais d’un pas pensif travailler à mon roman d’aventures russe, Limonov. Je me couchais très tôt, à l’heure où les innombrables chiens errants de Pondichéry entament un concert d’aboiements dont j’ai appris à distinguer quelques voix, et me levais très tôt aussi, réveillé par le point du jour et par des coassements de geckos. Cette routine casanière, sans visite de musées ni de monuments, sans obligations de tourisme, est mon idéal de séjour à l’étranger.

Pourtant, je pense du haut de mon infime expérience qu’on peut accéder à la méditation par un chemin moins escarpé, un petit chemin de rien du tout, praticable par tous, et que la technique pour s’y engager s’apprend en cinq minutes. Elle consiste à s’asseoir et à rester un certain temps immobile et silencieux. Tout ce qui se passe pendant ce temps où on reste assis, immobile et silencieux, c’est la méditation.

L’ennui, c’est la méditation. Les douleurs aux genoux, au dos, à la nuque, c’est la méditation. Les pensées parasites, c’est la méditation. Les gargouillis dans le ventre, c’est la méditation. L’impression de perdre son temps à faire un truc de spiritualité bidon, c’est la méditation. Le coup de téléphone qu’on prépare mentalement et l’envie de se lever pour le passer, c’est la méditation. La résistance à cette envie, c’est la méditation – mais pas y céder, quand même.

On ne fait rien, en méditation, on ne doit surtout rien faire, sauf observer. On observe l’apparition des pensées, des émotions, des sensations dans le champ de la conscience. On observe leur disparition. On observe leurs pilotis, leurs points d’appui, leurs lignes de fuite. On observe leur passage. On n’y adhère pas, on ne les repousse pas. On suit le courant sans se laisser emporter. À force de faire ça, c’est la vie même qui change. On ne s’en rend pas compte, d’abord. On a la vague impression d’être au bord de quelque chose. Petit à petit, ça se précise. On se décolle un peu, un tout petit peu, de ce qu’on appelle soi. Un tout petit peu, c’est déjà beaucoup. C’est déjà énorme. Ça vaut la peine.

Après tant d’années d’errance sentimentale, je me croyais arrivé au port. Je croyais mon amour à l’abri des tempêtes. Je ne suis pas fou : je sais bien que tout amour est menacé – que tout, de toute façon, est menacé –, mais je me représentais cette menace comme venant désormais de l’extérieur, plus de moi.

C’est une troisième, et peut-être la plus juste, définition de la méditation : voir ses pensées comme elles sont. Voir les choses comme elles sont.

La méditation, quatrième définition, consiste à examiner celui qu’on est vraiment, ce magma qu’on appelle une identité.

Charles de Foucauld, lorsqu’il se réveillait la nuit, peu importe à quelle heure, avait pour principe de se lever et de considérer que la journée était commencée – façon radicale de traiter l’insomnie.

L’avantage d’un cours c’est qu’on vous corrige, l’avantage de pratiquer seul c’est qu’on apprend à se corriger soi-même et à écouter ce que réclame le corps. Il a 300 articulations, le corps. La circulation sanguine mobilise 96 000 km d’artères, de veines et de vaisseaux sanguins. Il y a 16 000 km de nerfs. La surface des poumons, dépliée, est celle d’un terrain de foot. Le yoga, petit à petit, vise à faire connaissance avec tout cela.

Dans certains cours de yoga, on commence par chanter le son OM, qui est le son primordial de l’hindouisme, un mantra réduit à sa plus simple expression. Ça m’a longtemps agacé, comme si on me demandait de chanter des cantiques, mais il faut reconnaître que laisser traverser tout son corps par la vibration de ce son a un effet puissant. La vibration du gong en est l’équivalent instrumental, et je prends conscience qu’il vient seulement d’être frappé une seconde fois, que le lac sonore dans lequel je baigne depuis presque une minute n’était que la traîne d’un seul coup de maillet.

Déjà, je dois ajouter qu’il y a toutes sortes de façons de s’asseoir : en tailleur classique, jambes croisées, en demi-lotus, en lotus, en seiza, à la japonaise, ou sur une chaise si on n’est pas assez souple… Toutes sont bonnes, du moment qu’elles procurent un minimum de confort et permettent, quitte à s’aider de coussins, de se tenir droit. Car il faut se tenir droit. Le plus droit possible. Étirer la colonne vertébrale vers le haut, comme si on voulait pousser le plafond avec le sommet du crâne. En même temps, l’enraciner : faire en sorte que le bassin, d’où elle jaillit, soit au contraire attiré vers le sol. (...) Tendre ainsi la colonne, c’est une occupation à plein temps. Mais en même temps qu’on s’adonne à cette occupation à plein temps, il faut s’adonner à une autre, qui consiste à détendre : le visage, les épaules, le ventre, les mains, tout ce qu’on peut détendre, et cela fait beaucoup – en réalité, c’est sans fin.

comme on guide deux chevaux attelés ensemble et qui voudraient partir chacun de son côté. C’est le sens originel du mot yoga : le fait d’atteler ensemble, sous un joug, deux chevaux ou deux buffles. On passe de l’un à l’autre, de l’autre à l’un.

Car une autre définition de la méditation, je crois que nous en sommes à la cinquième, c’est de consentir à ce que la vie a de contrariant au lieu de le fuir. C’est de creuser la contrariété, c’est de travailler avec la contrariété autant qu’avec le souffle. C’est aussi, sixième définition, apprendre à ne pas juger, en tout cas à juger moins, un peu moins.

Comme le dit un sutra bouddhiste que j’aime au point de l’avoir déjà cité deux fois dans mes livres : « L’homme qui se croit supérieur, inférieur ou même égal à un autre homme ne connaît pas la réalité. »

Septième définition de la méditation : faire attention.

Quant à observer sa respiration sans que l’observation la change, ça n’est pas difficile, c’est impossible. C’est impossible mais on y tend.

J’étire la colonne vertébrale, je pousse vers le ciel le haut de mon crâne. C’est beaucoup à faire en même temps, le mental profite de cet embouteillage pour s’échapper. Le mental s’échappe tout le temps. Il s’échappe du présent, il s’échappe du réel – qui sont la même chose, puisque seul le présent est réel. Le maître tibétain Chogyam Trungpa avait coutume de dire que nous ne dédions au présent que 20 % de notre activité cérébrale. Les 80 % qui restent, certains les tournent plutôt vers le passé, d’autres plutôt vers l’avenir. Moi, par exemple, j’anticipe beaucoup et me remémore peu. La nostalgie m’est étrangère. On peut y voir la marque d’un caractère confiant, optimiste, allant de l’avant, je crains que ce ne soit plutôt celle d’un caractère obsessionnel parce qu’on sait très bien qu’on ne changera pas le passé alors que l’avenir, on peut garder l’illusion de le contrôler. Pour me retenir sur cette pente, je me répète souvent la magnifique sentence juive : « Tu veux faire rire Dieu ? Parle-lui de tes projets. » Ça ne m’empêche pas de continuer à le faire rire.

Huitième définition possible de la méditation : on observe les points de contact entre ce qui est soi et ce qui n’est pas soi. Entre l’intérieur et l’extérieur.

le yoga est l’arrêt des fluctuations mentales.

tout le monde sait que le chemin le plus court d’un point à un autre, c’est la ligne droite. Mais le plus long ?

Le dojo mesurait vingt mètres, dans sa longueur. Une fois, j’ai mis une heure à le traverser. Le lendemain, j’ai cherché à battre mon record, à mettre un pied devant l’autre encore plus lentement. Ce qui est difficile, dans cet exercice, ce n’est pas tant d’aller lentement que de le faire sans pause.

Cette séquence que nous faisions en une minute, qu’il venait d’étirer sur vingt-cinq minutes, il l’a faite en quelques secondes, trop vite pour que l’œil puisse suivre les mouvements de son corps, et pourtant on pouvait être sûr que rien n’était omis, que rien n’était bâclé, que tout y était, jusqu’aux plus infimes nuances. Imaginez une scène de film qu’on passe d’abord au ralenti, disons ralentie vingt-quatre fois, puis en accéléré, accélérée vingt-quatre fois aussi. C’est ce qu’a fait devant nous, en vrai, le docteur Yang. Maître Yoda d’abord, Bruce Lee ensuite. Avec une autorité sidérante, il nous a montré ce jour-là que le tai-chi c’était les deux et qu’il ne fallait pas seulement exécuter la forme à notre tempo habituel, plus ou moins immuable, andante ma non troppo, mais aussi lentement que possible et aussi vite que possible : pour méditer et pour tuer.

La seule chose qui ne changera jamais, c’est que tout change, tout le temps. C’est ce que disent le Yi-King et toute la pensée chinoise. Ils ne sont pas les seuls à le dire : Platon le dit aussi dans le Phédon, et l’Ecclésiaste – « Un temps pour vivre, un temps pour mourir, un temps pour aimer, un temps pour haïr… » – et le simple bon sens : après la pluie le beau temps. Les Chinois ont seulement compris ça mieux que les autres. C’est le cœur de leur pensée, cette grande loi d’alternance qui dit que tous les phénomènes de la vie vont deux par deux et s’engendrent réciproquement : jour et nuit, tempête et mer calme, vide et plein, joie et tristesse, ouverture et clôture, vie et mort, plus et moins, attaque et parade, froid et chaud, repos et mouvement, inspir et expir, guerre et paix, dedans et dehors. (...) Il est vain de leur résister mais utile de les reconnaître et quelquefois possible de les anticiper. Ça aide à vivre d’avoir conscience que tout moment est un passage, que l’apogée annonce le déclin, et la défaite la victoire future. C’est utile quand la vie vous sourit de savoir qu’elle va vous passer à tabac et quand on tâtonne dans les ténèbres que la lumière va revenir. Ça donne de la prudence, ça donne de la confiance. Ça aide à relativiser ses états d’âme. Du moins ça devrait. Je dis « ça devrait » parce que cette grande leçon que je répète et me répète avec tant de conviction, j’ai en réalité du mal à l’entendre. Ce n’est pas seulement que je ne sais pas relativiser mes états d’âme. C’est aussi que, quand ça va bien, je m’attends à ce qu’à un moment ou à un autre ça aille mal – en quoi j’ai raison –, alors que quand ça va mal je n’arrive pas à croire qu’à un moment ou à un autre ça va aller bien – en quoi j’ai tort. Ça s’appelle avoir un tempérament pessimiste, voir le verre à moitié vide plutôt que le verre à moitié plein. Tout ce qui me traverse et m’angoisse pendant une nuit d’insomnie où, comme on dit, je broie du noir, je pense que c’est plus vrai que ce que je pense quand la vie me semble belle, ouverte, propice. Je pense que c’est ça la vérité, que c’est ça le fond du sac, que mes moments de confiance sont des illusions. D’une façon générale, je pense que la nuit a raison. « La joie est plus profonde que la tristesse », dit Nietzsche. C’est une position philosophique à laquelle je ne demande qu’à adhérer, mais à un niveau plus profond, dans cette profondeur de l’être qui nous fait ce que nous sommes et sur quoi nous n’avons pas de prise, je pense comme Van Gogh que « la tristesse durera toujours » et qu’elle en sait plus long sur la vie que la joie. La méditation est là aussi pour nous apprendre que les deux sont vrais, la tristesse aussi vraie que la joie, la joie aussi vraie que la tristesse.

Il y a dans ces pensées une plénitude, mais aussi un peu de tristesse parce que je prends conscience que quelque chose de merveilleux me sera toujours interdit. Un moment tranquille, comme ça, un moment qui pourrait être contemplatif, un moment que je pourrais simplement vivre, je ne peux jamais vraiment le vivre, jamais y être présent, tout simplement présent, parce qu’aussitôt se manifeste le besoin de le mettre en mots. Je n’ai pas d’accès direct à l’expérience, il faut toujours que je mette des mots dessus. Je ne dis pas que c’est mal. C’est ma raison d’être sur terre et c’est une grande chance, je ne vais pas m’en plaindre, d’avoir ce qu’on appelle une vocation. Mais comme ce serait bien, tout de même, comme ce serait reposant, quel immense progrès ce serait de faire moins de phrases et de voir davantage. De voir les choses comme elles sont au lieu de plaquer sur cette vision l’espèce de commentaire ininterrompu, subjectif, bavard, partisan, conditionné, que nous produisons sans arrêt et sans même nous en rendre compte. Il m’emmerde, ce petit babil intérieur. Il m’emmerde et il me déplaît. J’aimerais penser autre chose que ce que je pense car ce que je pense, dont j’ai tant de fois fait le catalogue, est vain, répétitif, pathétiquement autocentré. J’aimerais avoir des pensées plus dignes, des pensées dont je pourrais être fier, des pensées altruistes, par exemple. J’aimerais être un homme bon, j’aimerais être un homme tourné vers ses semblables, j’aimerais être un homme fiable. Je suis un homme narcissique, instable, encombré par l’obsession d’être un grand écrivain. Mais c’est mon lot, c’est mon bagage, il faut travailler avec le matériel existant et c’est dans la peau de ce bonhomme-là que je dois faire la traversée. Si je pouvais, simplement, avoir des relations un peu plus détendues avec lui. Si je pouvais, derrière ce type enivré de ses propres complications, voir le pauvre petit garçon qu’il est au fond, qu’il est toujours, et au lieu de lui cracher dessus ou de dresser sa statue le consoler, et pleurer sur lui, et pleurer avec lui, comme j’ai pleuré avec M. Ribotton.

Ce que j’essaie de faire, dans la vie, c’est de devenir un meilleur être humain – un peu moins ignorant, un peu plus libre, un peu plus aimant, un peu moins encombré de mon ego, je postule que c’est la même chose.

Mon travail est le bastion de mon ego. Cela dit, je pense qu’il ne faut pas être trop scrupuleux. Pas s’interroger trop sur la pureté de ses intentions. Une histoire que j’adore dit bien ça. C’est un voleur qui a entendu parler du trésor que les moines gardent dans une pièce cachée de leur monastère. Espérant faire main basse sur ce trésor, il entre comme homme de peine au monastère. Pendant dix ans, il balaie la cour, ramasse les ordures, accomplit les tâches les plus humbles, tout en furetant dans le monastère, en prêtant l’oreille aux conversations des moines, en cherchant où pourrait bien se trouver la pièce au trésor. Au bout de dix ans, il a mis tant de zèle au service de sa cupidité que le père abbé lui propose le noviciat. Il reste novice encore dix ans, toujours furetant, épiant, se tenant aux aguets, de plus en plus obsédé par le trésor. Dix ans encore, et il prend les ordres, et il dit ses prières, jour après jour, en espérant toujours trouver le trésor et se barrer avec. C’est ainsi qu’il devient un grand saint, et c’est seulement à la fin de sa vie, sur son lit de mort, qu’il comprend que le trésor c’était cela : sa vie au monastère, ses prières, son entente avec les autres frères et que s’il y a accédé, c’est parce qu’il était un voleur. Quand je me reproche trop ma mauvaise nature, quand je me plains trop de mon égocentrisme, cette histoire m’est d’un grand réconfort.

Qui d’autre qu’elle, par exemple, connaissait ce carnet dans lequel il notait ses rêves et marquait en face de chaque date un chiffre mystérieux, indéchiffrable ? Elle seule, Hélène, savait que ce chiffre, c’était le nombre de jours qu’il lui restait à vivre. Il s’en était alloué 1825 à dater du 1 er avril 2014. Pourquoi 1825 ? Cela, Hélène ne le savait pas. Elle n’avait curieusement jamais fait ce calcul, que j’ai fait devant elle : 1825 jours c’est cinq ans pile, il avait donc prévu de mourir le 1er avril 2019.

Depuis que je suis adulte, je me suis vu comme quelqu’un d’un peu plus névrosé que la moyenne, ce qui a rendu ma vie un peu plus malheureuse que la moyenne, mais ne m’a pas empêché de connaître des périodes de rémission dont la plus longue, presque dix ans, est celle dont je raconte ici la fin. On dit qu’on ne prend conscience d’avoir été heureux que lorsqu’on ne l’est plus. Pour ce qui me concerne, ce n’est pas vrai : tout au long de ces dix ans, je savais très bien que j’étais heureux. Je m’en réjouissais, j’en remerciais les dieux, j’en remerciais l’amour, j’en remerciais ma propre sagesse et je voulais, dans la mesure où cela dépendait de moi, protéger ce bonheur. J’ai continué à le vouloir tout au long de cette crise, mais aussi à vouloir le contraire. J’ai voulu le désastre autant que l’apaisement et sans cesse, insupportablement, oscillé de l’un à l’autre.

Il est troublant de se voir diagnostiquer à presque soixante ans une maladie dont on a souffert, sans qu’elle soit nommée, toute sa vie. On s’insurge, d’abord, je me suis insurgé en disant que le trouble bipolaire, c’est une de ces notions qui deviennent tout à coup à la mode et qu’on se met à plaquer sur tout et n’importe quoi – à peu près comme l’intolérance au gluten dont tant de gens se sont découverts atteints à partir du moment où on s’est mis à en parler. Puis on lit ce qu’on peut lire sur la question, on relit toute sa vie sous cet angle, et on s’aperçoit que ça colle. Que ça colle même parfaitement.

C’est le propre de la dépression : on ne peut pas croire qu’un jour on ira mieux. (...) J’en suis sorti vivant, et je sais que quand on retrouve sa place parmi les vivants on relativise l’enfer, on oublie très vite son horreur, et c’est ce que dans ces pages je voudrais ne pas faire. Comme dit Céline : « La grande défaite en tout, c’est d’oublier, et surtout ce qui vous a fait crever. »

j’ai publié un livre autobiographique appelé Un roman russe. Je m’y suis mis à nu, très bien, ça me regarde, mais j’ai fait subir le même traitement à deux personnes, ma mère qui redoutait que je révèle un secret de famille, et ma compagne de l’époque dont j’ai étalé l’intimité affective et sexuelle sous prétexte qu’étant inextricablement mêlée à la mienne elle m’appartenait autant qu’à elle. Ce double déballage a produit de la souffrance mais pas de catastrophe, Dieu merci. N’empêche : j’ai franchi une ligne qui n’aurait pas dû être franchie. Le livre que j’ai écrit ensuite, D’autres vies que la mienne, exposait l’intimité de plusieurs personnes, mais je leur ai fait lire le manuscrit avant sa publication et elles l’ont validé, en sorte que ce livre qui traite d’événements tristes et même terribles a été écrit avec sérénité et reste de très loin mon préféré car il m’a donné l’illusion, partagée par de nombreux lecteurs, d’être un homme bon.

On sent qu’arrivé à ce point Wyatt Mason ne considère plus mes propos comme des réflexions ou des arguments émanant d’un homme responsable mais comme les symptômes d’un état de détresse alarmant, pour quoi il montre une réelle compassion. « Cet homme extrêmement poli, écrit-il, attentif à son interlocuteur, faisant l’effort de s’exprimer avec précision, offrant du thé, s’offrant lui-même autant qu’il pouvait, il était impossible de ne pas voir qu’il était dans un état de souffrance épouvantable. »

J’étais certain que la tristesse durerait toujours et que si, comme j’y croyais de moins en moins, il m’arrivait encore d’écrire quelque chose, ce serait pour dire ça : que la tristesse durerait toujours, que j’y resterais à jamais emmuré.

Je lui ai longuement expliqué que la vie m’avait conduit dans une impasse dont je ne sortirais plus et que la seule issue pour moi était le suicide. Quand on dit ce genre de choses, on attend d’être contredit mais au lieu de me contredire Roustang m’a dit tranquillement : « Vous avez raison. Le suicide n’a pas très bonne presse mais quelquefois c’est la bonne solution. » Je l’ai regardé, effaré. S’il y a une chose qu’un thérapeute, de quelque obédience qu’il soit, ne peut pas dire, c’est bien ça : que le suicide est la bonne solution. Puis il a ajouté : « Sinon, vous pouvez vivre. » Vous comprenez pourquoi je dis que sur la fin c’était un maître zen. Cette phrase : « Sinon, vous pouvez vivre », a agi sur moi comme un court-circuit psychique et rendu possible non seulement la sortie de la dépression mais les dix années pleines et heureuses qui ont suivi. Et me voici de nouveau chez lui, dix ans plus tard, tout aussi persuadé que je n’en sortirai jamais, que je suis condamné à la honte et à l’horreur, qu’il n’y a plus pour moi d’autre issue que le suicide.

Il m’a laissé un bon moment dévider ma lugubre ritournelle et cette fois, au milieu d’une phrase, il m’a coupé net et ordonné de me taire. « Taisez-vous, maintenant. » Que pouvais-je faire ? Je me suis tu. Lui aussi. Nous sommes restés silencieux, peut-être cinq minutes, c’est très long cinq minutes. (...) Pour finir il m’a dit : « Ce que vous vivez est horrible : très bien. Vivez-le. Adhérez-y. Ne soyez plus que cette horreur. Si vous devez en mourir, vous en mourrez. Ne cherchez ni raison ni moyen d’en sortir. Ne faites rien, laissez tomber : c’est la seule condition pour qu’un changement puisse advenir. » Autrement dit : méditez, car c’est ça, la méditation.

Je n’en sais et n’en saurai jamais rien. On ne sait jamais ce qui se serait passé si on avait pris l’autre chemin.

Hamid est toujours très gentil avec les enfants, très attentif, il s’intéresse vraiment à ce qui les intéresse et eux, évi demment, l’adorent.

Petit à petit cette espèce de magma se met à ressembler à quelque chose, souvent à quelque chose qu’on n’avait pas prévu. Certains artistes aiment ça, que ça ne ressemble pas à ce qu’ils avaient prévu, d’autres non, ça les rend malheureux. Ce sont deux familles. François Truffaut disait qu’un film, c’est un processus de déperdition. Entre l’idée qu’on s’en faisait avant de le commencer et le résultat final, il y a plus ou moins d’écart : s’il y en a peu le film est réussi, s’il y en a beaucoup il est raté. Ainsi pensent les artistes du contrôle, les démiurges qui, comme Hitchcock ou Kubrick, entendent plier le réel à leur volonté et à leur rêve. D’autres, parmi lesquels je me compte, c’est l’inverse : moins le film ou le livre ressemble à ce qu’ils avaient imaginé, plus long et capricieux se révèle le chemin entre le point de départ et celui d’arrivée, plus le résultat les surprend, plus ils sont contents. C’est le voyage qui compte, pas la destination – ou, comme disait Chogyam Trungpa : « Le chemin est le but. »

C’est une coutume russe, quand quelqu’un part en voyage, de s’asseoir avec lui et de rester un moment silencieux, chacun de son côté priant pour que ce ne soit pas la dernière fois, pour que Dieu permette qu’on se revoie. Ensuite on se lève, on s’embrasse, on se quitte sans traîner. Svetlana Sergueievna a tracé sur mon front un signe de croix. J’avais l’impression que c’était ma mère, alors qu’elle doit être légèrement plus jeune que moi. J’aimerais m’inspirer de ce rituel pour prendre congé de ce livre et nous souhaiter bonne chance, à lui, à moi, à toi lecteur. La dernière page tournée, qui n’est pas loin, on pourrait s’asseoir une minute ensemble. Fermer les yeux, nous taire, rester un peu tranquilles. N’oubliez pas d’éteindre la lumière en sortant.

Personne n’a pu se reposer dans mon amour, je ne me reposerai dans l’amour de personne. (...) Je savais qu’un tel amour est rare et que celui qui le laisse passer est condamné au regret et à l’amère saveur du trop tard. Là où tant d’autres échouent, je pensais réussir. Ce n’est pas arrivé.